Si Serge Bouchard était né aux États-Unis, cela aurait été quelque part entre Missoula et Billings où il écrirait désormais, dans un chalet en rondins surplombant une rivière à truites grosses comme des obus, des romans bien tassés sur les espaces sauvages de son Montana natal. Mais il a vu le jour dans le Montréal poussiéreux des raffineries et de la carrière Miron, à l’est de la ville, et la plupart de ses textes, du moins ceux rassemblés dans les recueils édités par Boréal, comptent moins de dix pages. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir des préoccupations similaires à celles des auteurs de « nature writing » de l’Ouest américain, sur la route, la nature et le sort des cultures amérindiennes, par exemple.
Formé en anthropologie chez les Montagnais de Mingan, puis à l’école des « gars de truck » du Nord-Ouest québécois, Bouchard explore dans Les yeux tristes de mon camion ces sujets qui le retiennent depuis belle lurette. Après un coup d’envoi à la fois chagrin et lucide sur les inconvénients de la vieillesse, quelques beaux souvenirs de jeunesse et des réflexions sur le passage du temps, l’auteur revient donc à ses premières amours. Des récits de vieille Beetle qui traverse le continent « sur trois pistons », de Freightliner qui porte son faix à travers les territoires rugueux de la Jamésie, l’on passe aux mille destins tragiques des Péquots, Mahicans, Delaware et autres nations indiennes de ce monde. L’anthropologue se passionne aussi pour les Canadiens français partis à la conquête de l’Amérique. Ils ont pour nom Prudent Beaudry, Jean-Baptiste Chalifoux ou François Xavier Aubry, ont été respectivement maire de Los Angeles, chef d’une horde de hors-la-loi et prospère convoyeur de bestiaux ; tous demeurent des fantômes dans la mythologie du Far West.
« Ce n’est pas au monde de définir la poésie », écrit l’auteur en épilogue, « c’est la poésie qui définit le monde ». Je ne sais si la poésie définit le monde, mais elle définit sans aucun doute le regard de Bouchard, qui sait percer le secret intime des choses banales, de ces lieux communs que l’on ne considère plus parce que trop familiers. Chez lui, un Mack modèle B se voit doté d’une personnalité, d’un cœur qui soudain palpite sous sa tôle rouge pompier ; une vieille Honda se transforme en « voûte à idées » ; une pierre mouillée ou une clôture de broche deviennent matière à réflexion, ouvrent sur un univers sensible et parallèle.
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