Prolifique, inclassable, incisif ; s’agissant de Michel Rio, la liste pourrait être longue et tout aussi imprécise, incomplète qu’inutile. À preuve, cet essai avec personnages qui a pour titre Ronde de nuit. Le titre évoque aussitôt le tableau de Rembrandt mettant en scène la milice bourgeoise des mousquetaires d’Amsterdam où le contraste d’ombres et de lumière nous plonge dans une atmosphère plus sombre que lumineuse. Le propos de cet essai avec personnages, qui fait tantôt référence à des personnes réelles et tantôt à des êtres fictifs, prend ici la forme de six conversations entre valeureux représentants du monde occidental en déperdition qui se désolent de cet état de fait, tout en se livrant à un dernier baroud d’honneur.
La première conversation se déroule sur les quais de la Seine entre un ex-banquier devenu clochard à la suite du dernier krach boursier et un journaliste qui croit encore aux vertus dénonciatrices pour sauver le capitalisme, à tout le moins le réhabiliter et, pourquoi pas, racheter le banquier (l’ironie est ici donnée comme on donne le la en musique). « Tu n’as jamais entendu parler de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes ? demandera le premier au second. Quand la bulle explosera, j’évalue les pertes de CIBEL (Confidential Investment Banking for Enterprise and Leadership) à environ cent milliards de dollars. » Et la bulle a explosé, comme nous le rappelle Michel Rio, non sans évoquer au passage à qui l’explosion a profité : les compagnies de courtage, les banques et autres milices bourgeoises chargées de protéger les avoirs des petits épargnants. La dernière conversation nous ramènera sur les quais de la Seine où se retrouveront cette fois notre banquier et le sénateur Basil Barnaby Bushout, mais avant de conclure poursuivons dans l’ordre, ou à tout le moins ce qu’il en reste aux yeux de Michel Rio.
La seconde conversation nous entraîne au cœur d’un débat dont l’issue, perceptible, en inquiète aujourd’hui plus d’un : l’avenir de l’Europe. Qu’adviendra-t-il de ce projet, de ce rêve conçu et élaboré à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour éliminer une fois pour toutes la guerre sur le sol européen ? Le dialogue s’établit entre une députée européenne et le même journaliste que précédemment qui, cette fois, s’efforce de cerner les forces en présence et l’aboutissement des luttes opposant le Parlement européen et les mouvements d’extrême droite. Le constat est tout aussi sombre et sans appel avec, au passage, de cinglantes piques à l’endroit des politiciens dont les valses-hésitations ne sont pas sans rappeler l’orchestre du Titanic. « Beaucoup semblent considérer le Parlement européen comme une sorte d’exil. Pire, de poubelle ou de dépotoir où les partis peuvent jeter aimablement ceux de leurs responsables devenus inutiles ou encombrants. » Le constat est aussi sombre que celui du premier tableau.
Littérature et théologie ne sont pas ici en reste, Michel Rio livrant par dialogues interposés sa pensée sur la mort du roman et la multiplication des prix littéraires, comme sur l’origine du monde et son avenir prévisible. « Le fait pour un roman d’avoir échappé à un prix deviendra bientôt une curiosité et un argument publicitaire. » Le ton est toujours aussi mordant, brillant et cynique. Dans chacune des conversations, le recours sans mesure à la vodka et au cannabis permet aux protagonistes de continuer à surfer à la surface d’un monde dont la survie ne peut plus reposer sur une simple ronde de nuit. Au rythme où vont les choses tant en Europe qu’en Amérique, on craint de devoir donner raison à Michel Rio : « […] la bêtise est la chose du monde la mieux partagée ».
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