Précis, scrupuleusement descriptif, ce roman octroie la parole à un édifice plus généreusement peut-être qu’aux humains qui s’y succèdent au fil des générations. Les titres des chapitres en témoignent : « Voiture », « Cuisine », « Bureau », « Salon », « Escalier », « Appartement », « Salle de bains »... Que le premier chapitre s’appelle « Voiture » ne contrevient pas à ce choix. D’une part, la voiture s’impose au nom de la politesse autant que par pragmatisme : avant de pénétrer dans l’immeuble, on gare le véhicule et on entend qu’il soit prêt à la fuite ; d’autre part, passer en revue les différentes voitures possédées par les générations successives de la smala Boltanski en dira long sur les relations changeantes du clan avec la fortune. Du coup, la méthode chère à l’auteur hisse ses couleurs : parce que l’édifice est la seule donnée stable et tangible, c’est toujours à lui qu’il ramènera son lecteur. Le reste ? Christophe Boltanski le déduira à partir des lieux, mais comme s’il n’en garantissait pas l’existence.
En fait, l’immeuble profite du flou qui répand son brouillard sur l’ensemble du roman. Les patronymes vacillent : Boltanski s’écrit-il avec un i ou un y ? « Lorsqu’on me demande mes origines, je réponds : ‘Odessa’. Dans mon esprit, cela suffit. Pas besoin d’en rajouter. Ceux qui savent comprendront. » Mais que comprendront-ils ? Que l’origine est inconnue ? Qu’on n’essaie pas de tromper, mais qu’on ne sait rien ? « Curieusement, on se revendique d’une agglomération où on n’a jamais osé mettre les pieds. » Le seul élément assuré, durable et solide, ce sera l’immeuble. Et encore ! Car les pièces qui le composent verront leurs fonctions changer au gré des risques et des besoins. Flou, inexistence, usages dictés par la rue que balaie l’intolérance, l’édifice survit, s’adapte. Le vœu tant de fois formulé sur un ton léger acquiert un puissant relief : « Ah ! Si les murs pouvaient parler ! » Et voilà qu’ils parlent.
Depuis que Le journal d’Anne Frank a marqué l’imaginaire universel en accréditant l’encagement d’un humain comme ultime défense, on croit savoir à quoi s’en tenir. D’un édifice menacé par les rafles, les dénonciations, les chantages, on fouille les entrailles pour y découvrir les réduits secrets, les misérables enfermements, les précaires falsifications salvatrices. « Nous avions peur. De tout, de rien, des autres, de nous-mêmes. De la nourriture avariée. Des œufs pourris. Des foules et de leurs préjugés, de leurs haines, de leurs convoitises. »
Et, pourtant, des humains ont déployé leurs espoirs dans cette précarité. La cache ? Elle a existé, elle a servi, mais elle devient surtout, dans l’écoute des murs et par le talent de Boltanski, le cruel symbole des transhumances dictées par le racisme.
LA CACHE
- Stock,
- 2015,
- Paris
341 pages
32,95 $
Prix Femina 2015
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