Partageons la surprise de La Fontaine : « Passe encore de semer, mais planter à cet âge ! » Qu’une revue québécoise consacrée à la création littéraire franchisse le cap des 60 ans, voilà qui, déjà, sidère ; qu’elle le fasse en tutoyant l’avenir, c’est provoquer l’incrédulité. Tel est pourtant l’exploit que racontent les deux plus récents tomes des Écrits : ils tiennent le coup.
Insistons. Non pas survie, mais vitalité. Non pas discours compassés et flonflons convenus, mais contacts fructueux entre vétérans et recrues et « transmission de la voix et du regard que la littérature consacre depuis toujours à notre monde et à son histoire ». L’expression de « passage du témoin » décrit avec justesse l’objectif que Pierre Ouellet avait en tête en formant 40 paires de créateurs et de créatrices et en leur proposant une course à relais.
L’idée était d’obtenir de chaque membre de ces tandems deux textes : l’un où tous vont où bon leur semble, l’autre où chacun pense à l’autre. Presque partout, la différence d’âge ou d’expérience est manifeste ; presque toujours, un dénominateur commun (poésie, fiction, traduction…) relie les partenaires. Dans trois cas – les Kattan, les Martel et les Ricard –, la relation est plus intime encore : père et fils partagent à haute voix le plaisir de la connivence. Formule ingénieuse dont on pouvait attendre des éclairages multiples, mais aussi la preuve d’une continuité. Bien sûr, les réponses ont varié. Parmi les plus stimulants, choisissons les dialogues entre Kim Doré et Louise Dupré, entre Jocelyne Saucier et André Vanasse, entre Sophie Cadieux et Georges Leroux, entre Jean-Simon DesRochers et Robert Lalonde… Dans le cas de la poésie, à laquelle Pierre Ouellet offrait un accueil chaleureux, le bilan est – selon ma myopie de cartésien – moins net : les textes autonomes s’épanouissent, mais quelque chose semble feutrer les propos adressés au partenaire. Comme si l’intuition de Saint-Exupéry se confirmait : « Aimer, ce n’est pas se regarder dans les yeux, mais regarder ensemble dans la même direction ». Peut-être le dialogue entre poètes se déroule-t-il en profondeur et échappe-t-il aux non-initiés. Peut-être faut-il, hypothèse moins gentille, retenir comme comprenant une part de vérité le verdict sévère de François Blais : « J’affirme ceci : dans la vaste majorité des cas, la poésie contemporaine se résume à l’association de mots n’ayant en temps normal rien à démêler entre eux, cela dans une grotesque frénésie d’originalité à tout prix. Ou encore à l’expression des tressaillements de l’âme dans un langage crypté ». Concluons pacifiquement qu’une littérature est en bonne santé quand les divergences ne stérilisent aucune source… Hugues Corriveau, toujours élégant et d’une constante justesse, ne dira pas autre chose à Patrick Nicol : « Tu es là, dans le secret passage qui va du silence au surgissement de la parole, parce que je t’ai lu, que j’admire sans cesse l’économie de tes phrases, à mille lieues des miennes pourtant ». Quand la création littéraire pratique un tel pluralisme, les tenants de la pataphysique peuvent sortir de l’ombre, même si n’est pas Jarry qui veut, et un nostalgique du classicisme peut s’adonner au sonnet sans pour autant en respecter – ou en connaître – la prosodie.
Deux échanges me semblent mériter plusieurs lectures. Tous deux touchent au politique. Dans un cas, ce sont deux poètes qui l’évoquent : « Louise Dupré : Dans ton écriture, il y a un entrelacement constant entre l’intime et le social, voire le politique. Le vois-tu comme un engagement ? / Kim Doré : De plus en plus. J’ai pour projet d’explorer la charge politique des mots dans un futur assez rapproché, c’est le nerf de mon prochain livre ».
Dans l’autre cas, c’est un homme de spectacle et de théâtre, Sébastien Ricard, qui redonne vie à L’homme rapaillé de Gaston Miron : « Ce livre, on le sait, est capital pour la littérature québécoise et pour l’Histoire du Québec, tout particulièrement pour ce qu’il révèle de l’interpénétration des univers poétique et politique, de leur sourde symbiose, de l’impossibilité, de la futilité de concevoir ici l’un sans l’autre, sans déréaliser l’ensemble ». Est-ce candeur que d’espérer de ces réflexions émanant de la poésie et du théâtre de quoi ranimer une collectivité en mal de sens ?
Les œuvres de Dan Barichasse et du duo Martin Bureau et Hugo Bergeron, par leur minutieuse connivence avec les textes, constituent elles aussi une transmission du témoin.