« J’attendais, comme tout rêveur, l’inattendu. »
(Chucri Ghanem, Antar, Acte I, scène IV)
C’est sur les scènes parisiennes que sont jouées les premières pièces de théâtre de dramaturges libanais : précédée de peu par Le serment d’un Arabe de Michel Sursock, présentée au théâtre de l’Ambigu en 1910, Antar de Chucri Ghanem, jouée au théâtre de l’Odéon la même année, soulève l’enthousiasme des foules, emballées par une œuvre insolite d’inspiration orientale.
Rien d’étonnant à ce que Paris fût un tremplin, en ce début de siècle, pour les auteurs dramatiques venus du Proche-Orient ; il n’existait alors dans le monde arabe aucun équivalent au théâtre joué ni de savoir-faire scénique. Georges Abyad est le premier, en 1912, à fonder une troupe en pays arabe.
Chucri Ghanem fait encore figure de pionnier ; son illustre et presque unique « successeur », Georges Schéhadé, n’émergera toutefois qu’un demi-siècle plus tard et dans un style pour le moins différent. Chucri Ghanem, avec son frère Khalil, est un fervent défenseur de la cause libanaise. « Son sentiment dominant avait toujours été de voir son cher Liban libre et maître de ses destinées ; son but, de l’affranchir avec l’aide de la France On a critiqué les moyens auxquels Chucri Ghanem a eu recours pour arriver aux fins qu’il se proposait. L’irrédentisme libanais y a vu une immixtion sacrilège d’agents étrangers tantôt syriens et tantôt français et aurait voulu que la noble tâche de fonder politiquement le Liban et de défendre ses intérêts fût exclusivement assumée par ses enfants1. » Ce n’est pas davantage le fruit du hasard si la pièce qui allait lui assurer gloire et reconnaissance relate l’histoire d’Antar et se déroule dans une oasis d’Arabie où la tribu des Bani Abs a son campement. Antar Al-Absi, fils d’une esclave noire enlevée par son père, Chaddad, lors d’une razzia, est cet illustre chevalier-poète de l’Arabie antéislamique qui vécut au VIe siècle de l’ère chrétienne. Sa bravoure autant que sa poésie le hissent au rang de héros dans l’imaginaire oriental dont une fameuse légende épique, la Sïrat Antar, diffuse largement le mythe. « Depuis, sur les lions, si je vous ai conquis / Des champs pour vos troupeaux, si j’ai fait ce prodige / De rétablir par ma valeur l’ancien prestige / Des fils d’Abs, ce n’est pas pour augmenter mes biens. / Je suis pauvre, on le sait, et pauvres sont les miens, / C’est pour elle, c’est pour me faire estimer d’elle / Pour être le plus grand comme elle est la plus belle2 » (Antar, Acte I, scène IV).
Le « nouveau théâtre »
Salah Stétié juge ainsi l’œuvre : « Malgré l’attachement sentimental qu’on peut lui vouer, Antar de Chucri Ghanem n’est sans doute pas une très bonne pièce. Ce drame écrit dans le sillage, alors bouillonnant, du Cyrano de Rostand, est marqué par certaines outrances du symbolisme finissant ».
Comme Andrée Chédid, Georges Schéhadé est issu de cette diaspora libanaise qui a fui au XIXesiècle les combats opposant alors maronites et druzes, pour s’établir en Égypte. Dans les années 1950, il apporte sa contribution au « nouveau théâtre » français auquel s’associent étrangement d’autres éminents dramaturges venus, comme lui, de langues et de cultures étrangères, comme l’Irlandais Beckett ou le Roumain Ionesco. Au théâtre classique succède un théâtre de l’insolite et de l’inattendu. « Toujours, dans le théâtre de Schéhadé, quelqu’un part en voyage ou en revient, quelqu’un attend quelque chose ou se met en quête de quelqu’un. Cette quête confuse, illogique, traversée d’humour mais doucement entêtée, est, poétiquement, limpide3. » Les désillusions de l’enfance sont un de ses thèmes de prédilection, où la poésie, omniprésente, tente d’échapper à la perdition : « Ce sont les petits garçons qui pensent et non les hommes mûrs. La pensée d’un enfant, c’est comme la pluie, elle touche tout. Un enfant, Arnold, est une loupe. Je suis cent fois plus gros quand un enfant me regarde » (Monsieur Bob’le4, Acte II, scène 2) ou encore : « Arnold, la vérité est un chapeau, c’est le dôme de la tête. » Ce sont les mélanges qui intriguent le lecteur : cadre théâtral et style poétique, panachage de rêve et de réalité. Le cocasse, voire l’humour, se mêle ainsi à la gravité : « Il ne faut pas toucher du doigt ce qu’on peut simplement regarder sauf la nourriture ! » (Monsieur Bob’le, acte II, scène 7). Mis en scène à l’origine par Jean-Louis Barrault, le théâtre schéhadien connut un succès planétaire et fut traduit dans toutes les langues. La soirée des proverbes5, pièce en trois actes, est la plus hermétique et fut donc rarement représentée, à l’inverse de L’émigré de Brisbane6, bien plus « accessible ».
« – Argengeorge : Un traité sur l’émancipation des mots. Depuis le temps qu’on les manie, à l’église ou à la mairie, à la plume ou au crayon, ils aspirent à plus de conscience, à la vie heureuse des oiseaux et des lions.
– Le président Domino : Et les idées, que deviennent-elles dans cette révolution ?
– Elles traînent derrière, comme des animaux à muselière.
– Les idées, alors, c’est de tout petits caniches ?
– À mon avis, moins que ça, monsieur »
(La soirée des proverbes, acte I, scène II).
Beaucoup de spécialistes ont vu en Schéhadé un homme de l’Orient, bien que ses origines libanaises ou égyptiennes n’aient pas été directement « visibles » dans son œuvre. Mais il aurait entretenu depuis sa petite enfance passée à regarder Karagheuz, héros d’un théâtre de marionnettes oriental manié derrière un écran blanc et dont on ne voyait que l’ombre, cet art de la suggestion. « Du Liban, nous arrive en 1951 une certaine voix – une musique rare – qui ne ressemble à nulle autre. La région poétique où se meut Georges Schéhadé est restée miraculeusement à l’abri des catastrophes mondiales : les hommes y sont naturellement fraternels, les objets de tous les jours s’offrent sans malice aux mains qui s’en emparent, la naïveté y est tragique et légère comme l’enfance, il est encore possible de croire que le printemps existe7. »
1. Sélim Moubarak, Chucri Ghanem patriote et poète, Conférences du cénacle libanais, 1948.
2. Chucri Ghanem, Écrits littéraires, poésie, roman et théâtre, Dar An-Nahar, Beyrouth.
3. Geneviève Serreau, Histoire du « Nouveau théâtre », Gallimard, Paris, 1966.
4. Georges Schéhadé, Monsieur Bob’le, Gallimard, Paris, 1950.
5. Georges Schéhadé, La soirée des proverbes, Gallimard, Paris, 1954.
6. Georges Schéhadé, L’émigré de Brisbane, Gallimard, Paris, 1965.
7. Geneviève Serreau, op. cit.