DOLLARD DES ORMEAUX
Pseudo d’Alfred DesRochers, La Tribune, 193
L’autre : Alors, par quoi voulez-vous commencer ?
Moi : Peut-être en disant mon amour pour la poésie, pour toutes les poésies et aussi pour les livres de poèmes qui m’apparaissent comme l’autre par excellence. En effet, cette étrange lumière qui s’échappe des recueils quand on les ouvre est une présence dont on fait l’expérience par une lecture, non pas de distraction, mais attentive à ce qui se dit.
Qu’en est-il du travail du poète, en 2014 ?
Moi : Il pose les mêmes gestes que nos ancêtres les plus lointains. Dansant autour d’un feu et émettant d’étranges incantations, ces hommes et femmes des cavernes espéraient quelques réponses à ce vaste mystère de la nuit et de l’existence. Aujourd’hui, dans sa caverne intérieure, le poète veille autour d’un feu millénaire. Ce feu s’appelle le langage. Et la parole, déposée dans les livres, est une lumière fragile qu’il faut protéger. À notre époque, les poètes montent beaucoup sur scène et lisent sous la lumière des projecteurs. C’est une bonne chose. Mais je demeure convaincu que l’expérience la plus profonde de la poésie se vit d’abord, en solitaire et en silence, avec un livre dans les mains.
Vous dites souvent que vous vous considérez d’abord comme un lecteur, plutôt que comme un poète. Pourquoi ?
Moi : Orphelin à l’âge de douze ans, j’ai commencé à lire pour ne plus être seul. J’aime penser que je fais partie de la famille des lecteurs. Une famille accueillante. J’aime lire et j’écris pour continuer d’apprendre à lire de la poésie. C’est le travail de toute une vie.
Vous dites également que le poète et le lecteur sont une seule et même personne ?
Moi : Oui, ils participent à un même mystère et à une même quête. L’un n’est pas au-dessus de l’autre. Je ne peux envisager le lecteur uniquement comme un spectateur qui ne serait là que pour applaudir. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un, profondément touché par la lecture d’un poème, qui n’a pas ressenti le besoin d’écrire à son tour. Lire et écrire est un même mouvement. Un bon livre devrait toujours donner le goût d’écrire.
Écrire est un voyage vers l’autre. Si ma poésie peut rejoindre quelques lecteurs, femmes et hommes sensibles à une quête de lumière, tout cela n’aura pas été inutile.
Vous citez souvent Pierre Perrault, qui disait que, dans l’écriture, le poète ne fait que la moitié du chemin, l’autre moitié appartenant au lecteur.
Moi : Grâce au lecteur, le poème se complète et se multiplie. Il devient aussi unique par une sorte de fusion avec chacun. La poésie appartient à tout le monde, elle est toute ma vie. Peut-être parce qu’elle donne la vie ? J’aime les poètes de toutes les époques et de toutes les cultures. Tous les poètes sont mes contemporains.
Pouvez-vous nommer quelques poètes que vous aimez ?
Moi : La liste serait très longue. J’ai conservé une grande capacité d’admiration pour les autres poètes. Je suis très touché par les œuvres d’Hélène Cadou, Anne Perrier et Marie Uguay. Il y a aussi quatre poètes qui m’accompagnent depuis des années et qui sont, pour moi, des maîtres.
J’ai eu la chance d’avoir comme professeur le poète Jean-Noël Pontbriand. J’ai réalisé, grâce à lui, que la poésie était une recherche exigeante et sans fin et que je devais le plus humblement possible, mais de façon impérieuse, y consacrer ma vie.
Le poète Pierre Chatillon m’a sauvé la vie. Sa rencontre est un des événements les plus importants de ma vie. Je lui dois beaucoup. Le mal né, une grande étude sur la poésie québécoise des origines à nos jours, est un livre qu’il faudrait mettre entre les mains de chaque jeune poète.
Et finalement, je dois saluer l’œuvre des poètes suisses Gustave Roud et Philippe Jaccottet. Je ne cesse de relire et d’approfondir, depuis près de 20 ans, l’œuvre de ces auteurs.
Pas besoin d’être Freud pour remarquer que ces quatre poètes, des hommes plus âgés que moi, représentent des figures paternelles.
Le décès de votre père, alors que vous n’aviez que douze ans, demeure le récit fondateur de votre démarche en poésie, n’est-ce pas ?
Moi : C’est à la fois le grand drame de ma vie, mais aussi l’événement à l’origine de tout mon rapport aux mots. J’avais pris l’habitude d’écrire des poèmes à mon père malade. En réalité, cela ressemblait à des lettres où je lui racontais ma journée. Un peu comme un journal.
Il s’était muré dans sa chambre, d’où il ne sortait plus, retiré en lui-même. Il ne m’était accessible que par l’écriture. N’ayant plus le droit d’aller voir mon père, je glissais sous sa porte mes petits écrits. Mon père les lisaient-ils… ?
C’est avec mes poèmes que je pouvais parler avec cet homme. Je lui racontais le jardin que nous avions travaillé ensemble plusieurs années, mais que cet été-là je devais entretenir tout seul. L’histoire de ce jardin constituait le seul lien avec mon père.
Après sa mort, je découvris mes lettres sur la commode. Je les relus patiemment, cherchant des traces de sa lecture. Traces que je ne trouvais pas. Plus tard, dans une grande tristesse, je les déposai dans une petite boîte que j’enterrai dans le jardin.
Comme si vous aviez enterré votre propre parole ?
Moi : Oui, c’était un geste assez tragique. À partir de cette première expérience, je commençai à me poser la question de la présence de l’autre dans l’écriture. À qui m’adresserais-je maintenant que mon père n’était plus là ? Me disant qu’il s’était peut-être simplement endormi, quelque part entre ciel et terre, je continuai à lui écrire. Par le poème, je cherchais un moyen d’établir un contact avec lui, de sortir de la solitude causée par son départ. J’ai d’abord cru que le poème pouvait réveiller les morts de leur long sommeil. Depuis, j’ai découvert que l’écriture réveille les mots.
Depuis 1992, vous avez fait paraître une douzaine de recueils de poèmes, un livre d’entretiens et un livre de réflexions sur la poésie. Quelle vision du monde est proposée dans ces ouvrages ?
Moi : La quête de la lumière a toujours été au centre de mon travail. La permanence de ce thème n’empêche pas pour autant son évolution au fil du temps. Depuis le tout début, mes poèmes révèlent des préoccupations constantes, jamais abandonnées et inlassablement reprises. Malgré tout, le passage d’un recueil à l’autre montre un progrès et une perceptible maturation.
Dans votre recueil qui vient de paraître, Le ciel de la basse-ville, vous écrivez que le monde « est un rivage difficile à atteindre ».
Moi : Oui, c’est le fameux « feu de l’autre rive » – titre d’un de mes recueils – que je cherche à atteindre. J’ai aussi écrit dans un poème : « Je connais trop peu le monde et ses fondations ». C’est peut-être mon plus beau vers, en tout cas celui qui résume le mieux mon cheminement en poésie. Plus j’avance en âge, plus je réalise l’immensité de mon ignorance. Il me semble qu’à 20 ans, alors que j’étudiais en littérature à l’université, je savais comment écrire un poème. Je pouvais en parler, faire de belles phrases, parfois des phrases savantes. À 50 ans, le mystère autour du poème s’agrandit chaque jour. Je suis maintenant plein de doutes, je sens toutes les nuances que je devrais apporter à mes réflexions. Au fond, je souhaiterais laisser uniquement la parole au poème. Il dit bien mieux que moi ce que je crois percevoir du monde et de sa réalité.
Enfin, vous dites : « Mes livres annoncent toujours un livre à venir ».
Moi : Oui, c’est « l’autre livre ». Il me semble que j’écris toujours des livres qui ne sont pas complets ou achevés. D’ailleurs, la poésie n’est-elle pas faite de phrases qui ne sont pas terminées ? Mon prochain recueil a pour titre provisoire « Photographies ». Étymologiquement, photographie signifie écriture de la lumière.
Je veux explorer une poésie qui redécouvre l’instant et nous réapprend à habiter, avec un peu plus de lucidité, un peu plus de sensibilité, un quotidien auquel l’écriture donne du poids et de la profondeur.
Ma pratique de l’écriture a conduit ma parole vers un désir d’incarnation et une poésie que je souhaite vivante. J’ai pris le parti de la lisibilité et je fais le pari de l’inactuel. Je crois en la permanence d’une poésie que l’on appelle lyrique et qui tente d’établir un dialogue d’intimité à intimité. Il ne s’agit pas d’une volonté délibérée d’être simple, mais d’une nécessité, inhérente à l’écriture même, de faire du poème une parole partagée. D’ailleurs, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la simplicité n’est nullement absence de profondeur. Les poèmes viennent des terres intérieures. Et c’est au cours d’un itinéraire autant spirituel qu’esthétique que j’ai cherché, et cherche encore, à créer des liens avec le monde.
Originaire du quartier Saint-Sauveur à Québec, Michel Pleau anime des ateliers de création littéraire. Depuis 1992, il a publié une quinzaine de livres de poèmes et des réflexions sur l’écriture. Il a reçu le prix Octave-Crémazie pour son premier recueil, Le corps tombe plus tard (Écrits des Forges), ainsi que les prix Alphonse-Piché et Félix-Antoine-Savard du Festival international de la poésie de Trois-Rivières. Pour La lenteur du monde (David), il a reçu le Prix du Gouverneur général 2008 en poésie. Ce livre, qui en est à son troisième tirage, a aussi été traduit en anglais sous le titre d’Eternity Taking its Time (Bookland Press). Son dernier recueil, Le ciel de la basse-ville (David), est paru à l’hiver 2014.