La fortune des théories postcoloniales et des théories critiques de la race est au Québec sans commune mesure avec celle dont elles jouissent dans le monde anglo-saxon. Bien sûr, les approches littéraires articulées autour de la figure de l’Autre « ethnique » – du Juif, du Noir, de l’Amérindien – ont déjà fait l’objet de publications et d’articles divers. Mais jamais ou presque la race n’a fait office d’outil d’analyse premier pour un corpus donné. Ne serait-ce que pour ces quelques raisons, l’essai de Corrie Scott, version remaniée de sa thèse de doctorat, arrive à point.
En effet, la race est selon elle la « grande oubliée de la théorie littéraire québécoise », en dépit du fait qu’elle soit explicitement ancrée dans de nombreuses productions d’hier et d’aujourd’hui, littéraires ou non. Scott la conçoit en termes de stratégies discursives pouvant être circonscrites selon le contexte, qui fluctuent au gré des diverses positions idéologiques qu’elles servent à consolider et à affermir, ce qui permet de l’appréhender dans des textes aussi éloignés que le Rapport Durham et les romans de Dany Laferrière.
Chacune des œuvres étudiées présente les variations sensibles dont la race est investie chez les différents écrivains ou idéologues. À commencer par la racisation « intrablanche » dont sont victimes les Canadiens français dans le rapport éponyme de John George Lambton, comte de Durham. Ceux-ci y sont dépeints comme des êtres paresseux dépourvus d’éducation, sortes de Français dégénérés figés dans le temps. Quelques portraits comportementaux stéréotypés suffisent à Durham pour naturaliser la domination britannique et conforter le rôle de protecteur et de civilisateur qui échoit à l’empire.
Peu importe celui qui en fait usage, la race se trouve dans plusieurs cas indifféremment ramenée à des attributs biologiques. Les Canadiens français de L’appel de la race de Lionel Groulx ont les traits fins et bronzés, alors que la complexion des Anglais dévoile une austérité répulsive. Cette rhétorique se met au service de l’idéologie conservatrice du terroir, constitue une arme défensive et son utilisation éclaire les rapports de pouvoir asymétriques qui lui servent de fondement. Invariablement, le phénomène de racisation se présente comme le résultat d’une réaction en chaîne identitaire.
Il arrive que le dernier maillon de cette chaîne illustre la situation canadienne-française. Dans le chapitre intitulé « Une race qui ne sait pas mourir : Ashini et Menaud, maître-draveur », Scott démontre de quelle manière l’« Indien imaginaire » profite à la construction du discours de la survivance, usant de rapprochements productifs entre les romans d’Yves Thériault et de Félix-Antoine Savard. Mais ce type de travestissement peut cacher des effets pervers. Lorsque Pierre Vallières récupère la figure du « Nègre blanc » et en fait le porte-étendard d’un discours prolétaire masculin, il signale du même coup « qu’il est déplorable de reléguer ainsi un Blanc au rang de ‘Nègre’ », et participe à reconduire le discours racial plutôt qu’à l’endiguer.
En étudiant Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, Scott souligne encore que la race est un phénomène interprétatif conditionné par un horizon d’attente, surtout dans le cas des écrivains dits « migrants ». Enfin, des questions demeurent, qui contribuent à élargir le débat : comment discuter de la race et de ses catégories sans pour autant les réifier ? Quelle est la part raciale de groupes sociaux parfois organiquement connotés, tels que la culture, l’ethnie et la nation ? Le discours transculturel en vogue ne jette-t-il pas le voile sur un racisme latent, mais non moins présent ?
C’est là une des forces de l’auteure que de rester sensible aux apories et contresens soulevés tout au long de ce parcours de la race, somme toute méticuleusement mené. Aussi l’ouvrage savant de Scott mérite-t-il des éloges à bien des égards. Sur le plan de son approche notamment, qui combine et montre la pertinence d’apports des théories postcoloniales, des critical race studies et subsidiairement des théories queer. Sa grande maîtrise théorique donne parfois à penser que le littéraire est davantage au service de la théorie que l’inverse, ce qui en soi ne pose pas problème, mais explique peut-être la lecture étonnamment conventionnelle qu’elle fait du Rapport Durham ou la rapidité avec laquelle elle passe sur Quatre mille marches de Ying Chen. Autrement, il ne fait aucun doute qu’elle contribue à diffuser au Québec des travaux qui sauront ouvrir de nouvelles voies pour stimuler la recherche.