La relation de la biographe1 avec sa cible est d’emblée chaleureuse. Non pas complaisante jusqu’à l’aveuglement, mais marquée par le préjugé favorable. Comme Montaigne séduit la quasi-totalité des lecteurs, cet endossement discret passera presque inaperçu. Peut-être même faut-il s’en réjouir, tant l’hygiène mentale pratiquée et suggérée par Montaigne relève le plus souvent d’un solide bon sens.
Mesure, pas tiédeur
À condition de souvent travailler en paires, les vingt secrets que Sarah Bakewell prétend tirer des Essais ont comme effet de discréditer la démesure. Si tel conseil se fait trop pressant, tout de suite intervient le conseil inverse ou complémentaire. Il faut, disait Montaigne, « savoir raison garder » ; il faut donc, grâce aux appariements de Bakewell, bannir les excès. Ne pas s’inquiéter de la mort (première réponse), mais faire attention (deuxième réponse); lire beaucoup, mais oublier l’essentiel de ce qu’on a lu et avoir l’esprit lent (quatrième réponse) ; tout remettre en question (septième réponse), mais se réserver une arrière-boutique (huitième réponse)… Autrement dit, tempérer d’un conseil l’exubérance qu’aurait pu susciter le conseil précédent. D’ailleurs, un leitmotiv parcourt les Essais et le livre de Bakewell : « [E]ncore ne sais-je », expression par laquelle Montaigne réserve et réserve son verdict.
Montaigne serait-il donc l’homme de l’« extrême centre » ? Pas toujours, ni en toute chose, ni tout à fait. L’homme a beau s’inviter lui-même à la pondération, il n’a rien du tiède que vomit l’Évangile. Plus que l’ensemble de ses prédécesseurs, Montaigne place, en effet, sa personne au cœur de ses Essais ; il ose même promettre de ne parler que de lui. Aucune tiédeur dans cette innovation. Sa candeur – si c’en est une – englobe même les aspects les plus quotidiens et même les moins délectables de l’existence. De Montaigne, Montaigne révélera les ennuis que lui cause sa digestion, la douleur découlant de ses calculs rénaux, ses plaisirs de cavalier, mais le même Montaigne escamotera les débats que dédaigne ou que redoute Montaigne. Il ignorera, au bénéfice de ses errances mentales, les thèmes majeurs patrouillés par ses semblables : ainsi, le lecteur ne saura à peu près rien de ce que pèse sa foi. La mesure, dans ce cas aussi, s’établit peut-être au carrefour de deux réponses. En effet, la treizième réponse suggère de « faire une chose que nul n’a encore faite », tandis que la seizième suggère de « ne philosopher que par accident ». Chose certaine, Montaigne, mine de rien, réfléchit à haute voix avec la plus grande liberté, mais psalmodie à voix feutrée son « encore ne sais-je ». Peut-être doit-on entendre en sourdine la sixième réponse : « Utiliser de petites ruses »…
« Pour lui, en tout cas, les vraies difficultés étaient d’ordre psychologique plutôt que moral, écrit la biographe. Ou si elles étaient morales, c’était au sens le plus large du mot employé dans la philosophie antique, où il ne s’agissait pas de suivre des préceptes, mais de savoir prendre des décisions justes et intelligentes dans la vraie vie. » Ce bilan de Bakewell, impeccable jusque dans son ambiguïté, préserve le mystère de Montaigne : les motifs de ses gestes et de ses attitudes sont suffisamment flous pour séduire et pour lui éviter querelles et condamnations.
À l’écoute de sa personne, autant de son corps que de son impénitente curiosité, Montaigne peine parfois à concilier tel aveu de ses passions avec la sérénité réelle ou apparente de l’homme maître de ses réactions. Son amitié pour La Boétie fut brûlante, sa contribution à l’instauration d’une harmonie politique l’obligea fréquemment à quitter la tour silencieuse abritant sa bibliothèque, d’épuisantes navettes de conciliation entre des pouvoirs rivaux lui imposèrent un rythme de vie contraire à ses vœux, la peste et l’intolérance religieuse lui lancèrent des défis cuisants, tout cela ne favorise ni la tiédeur ni la contemplation désincarnée. « Au début des années 1560, la décennie où Montaigne fit carrière à Bordeaux, la situation fut donc marquée par un trône faible, des rivalités rapaces, des épreuves économiques et des tensions religieuses croissantes. » « Savoir raison garder » ? Oui, mais cela ne signifie pas que l’action dira tout de ses motifs.
Montaigne et sa biographe
Sarah Bakewell s’identifie si bien à son sujet qu’elle en épouse les choix et en imite les distractions. Pas plus que Montaigne, elle n’est liée par les titres de ses chapitres : elle les choisit, s’y plie un instant, puis les déborde et les oublie. Sa dix-huitième réponse (« Lâcher prise ») insiste en réalité sur l’attachement inattendu de Montaigne à une jeune admiratrice. La dix-neuvième (« Être ordinaire et imparfait ») révèle, plutôt qu’une sobre acceptation de la condition humaine, l’émouvante dignité de Montaigne face à la douleur : « Lui seul [Montaigne] savait la vérité : qu’il était plus aisé de plaisanter et de poursuivre des conversations sous l’emprise de la douleur qu’un observateur ne pouvait le deviner ».
Bakewell va plus loin encore dans l’empathie : elle endosse si intégralement la propension de Montaigne à l’attente silencieuse qu’elle pourfend quiconque se permet de trancher. Elle a certes raison de voir en Pascal ou en Descartes des créateurs mangés par leur cause, mais faudrait-il que tous les humains se tiennent toujours à distance des extrêmes ? Faudrait-il que tous et toutes sachent « faire du bon boulot sans trop » (quinzième réponse) et s’interdisent l’enthousiasme ? Si seules valent crédit les manières de l’arbitre et du diplomate, que reste-t-il pour les fervents, les découvreurs, les missionnaires ? T. S. Eliot, que cite Sarah Bakewell en belle honnêteté, confesse la séduction qu’exerce un Montaigne respectueux, mesuré, sans barbelé aucun, mais semble en redouter à la fois l’équivoque et la séduction : « De tous les auteurs, Montaigne est l’un des moins destructibles. Autant essayer de dissiper un brouillard, un gaz, un élément fluide, insidieux. Il ne raisonne pas, il insinue, charme et influence, ou s’il raisonne, soyez prêt à ce qu’il ait sur vous quelque dessein autre que de vous convaincre par son raisonnement ».
Une lecture attentive, ingénieuse, pénétrante et gentiment partiale.
1. Sarah Bakewell, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, Paris, 2013, 494 p. ; 36,95 $.
EXTRAITS
Les lecteurs modernes qui abordent Montaigne en demandant ce qu’il peut pour eux posent la même question, qu’il se posa à propos de Sénèque, Sextus Empiricus et Lucrèce, mais aussi la question qu’ils posèrent à leurs prédécesseurs. Tel est le sens de la chaîne des esprits dont parle Virginia Woolf : non pas une tradition savante, mais une série d’individus intéressés qui s’interrogent sur l’énigme de leurs vies et le font en coopération.
p. 453
Il est vrai qu’il ne montra guère d’intérêt réel pour la religion. Les Essais n’ont rien à dire sur la plupart des idées chrétiennes : les thèmes du sacrifice, du repentir ou du salut le laissent apparemment indifférent, et il ne laisse paraître ni peur de l’Enfer ni désir du ciel.
p. 187