La vie, déjà blafarde, ensevelit Rémi sous de nouvelles et stériles exigences. Sa compagne Mamie, après avoir planifié une implantation au creux de la nature, s’embarque dans un nébuleux périple avec l’équivoque Raïa et laisse Rémi aux prises avec le chantier. Autour du mâle esseulé, quelques femmes aux attraits éloquents, un joueur de billard et, surtout, une enfant, Fanie. Une amitié se noue entre Rémi et Fanie sous l’œil complice et moqueur du chien Dali. À mesure que se confirmera le non-retour de Mamie, c’est autour de Fanie que gravitera l’existence exsangue de Rémi.
Au départ, Fanie et le chantier se disputent Rémi. L’enfant bourdonne, questionne, distrait le rénovateur. « Il faut mettre un holà. Elle me bouffe une heure sur deux, elle me rend complètement gâteux, et j’adore ça, ça ne peut plus durer comme ça. » Rémi peut d’autant moins s’abandonner qu’il affronte les difficultés de Peter Mayle (Une année en Provence, Nil,1994) : gonflements des coûts, ouvriers à éclipses, étanchéités poreuses, etc. Il court de la petite enjôleuse au magasin général et à la banque. À la schizophrénie succède bientôt la capitulation sans conditions : Rémi devient le fervent recherchiste de Fanie. Il lui présente les plantes, les fleurs, les insectes. Il potasse Marie-Victorin pour la mieux renseigner. Il invente des légendes, donne une âme aux arbres, présente l’herbe « écartante » qui trompe sur la route à suivre. Fanie n’a pourtant rien d’une idole irréprochable. À ses heures de sauvagerie, elle dialogue avec une compagne imaginaire à qui elle impute ses malpropretés. Elle impose ses lubies à l’entourage, boude, campe sur des opinions farfelues, autrement dit se comporte en fillette normale. Et adorable. Rémi, fier de son asservissement, aide Fanie à financer sa passion de la gomme à mâcher : avec elle, il ramasse les bouteilles vides que l’enfant troque contre autant de petits castors (pièces de cinq sous). « Gros lundi de beau dimanche. On a fracassé notre record et franchi le seuil commercial de la douzaine, avec treize bouteilles. On en a trouvé six d’un coup dans leur caisse, au milieu du pont de béton, y compris une pleine. […] Pour économiser, Fanie a réduit la tentation de consommer en achetant sa gomme à coups de petits écrins à deux seules pastilles, et elle suce à fond le sucre avant de les mouliner. »
Malgré la dévotion absorbante de Rémi à Fanie, Mamie ne se laisse pas oublier. Où est-elle ? En Grèce ? À Tripoli ? Elle écrit si peu. A-t-elle cédé aux roucoulements de Raïa ? S’est-elle laissé ronger par son sentiment d’indignité ? Rémi s’interroge : « Elle a fait une double fausse couche. Elle avait développé une tumeur. Elle en est sortie, mais avec la phobie d’être pourrie ». L’acharnement qu’investit Rémi dans son chantier trouvera-t-il sa récompense ? « Elle m’a jeté ici. Elle m’a fait retaper cette baraque en me laissant rêver que c’était pour elle. Elle faisait d’une pierre deux coups. Elle me donnait de quoi absorber le choc et de quoi me ressoucher. Elle m’occupait et me sauvait d’elle. »
Pour Rémi, il y aura mieux et pire. Secouée et reconnaissante, la famille de Fanie s’émerveille de la mue de la jeune fille. « C’était une enfant complètement repliée sur elle-même. Elle ne s’intéressait à rien. Elle allait se cacher dans un coin et se parlait toute seule. Je ne sais pas ce que tu lui fais qu’on ne sait pas faire, mais tu l’as transformée. Tu l’as fait venir au monde, où elle n’avait pas l’air de vouloir entrer. On est venus te dire, à toute fin utile, qu’on l’apprécie. » Du coup, Rémi est invité, presque obligé, à devenir précepteur. Il se révèle un pédagogue doué, même si un créationniste trouverait à critiquer : « Au commencement, Fiamfiam Boumboum créa le ciel et la terre. C’était bien mais la terre était nue et le ciel était noir. Fiamfiam Boumboum dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut ». Fanie apprend les lettres de son nom en les voyant peintes par Rémi sur le canot qui les met tous deux en contact avec la nature. « Je lui apprends à tracer une croix sur son cœur et cracher pour solenniser la parole donnée. Ça lui plaît comme truc. Elle remet ça quatre ou cinq fois en se raclant le gorgoton pour produire une masse de salive à la mesure de son enthousiasme ambigu. » Tout irait bien si la vie n’était pas la vie. Mais Rémi doit s’éloigner, par besoin d’un gagne-pain, et Fanie dépérit. Rémi aussi, mais l’adulte a des recours qui font défaut à l’enfant. « Avec Fanie au soleil, ça peut toujours aller. Mais j’ai l’air de quoi tout seul avec mon chien sous la pluie à fouiller dans le fossé pour dénicher des bouteilles et remplir mon sac pour elle. »
Axe chaleureux du récit, la relation entre Rémi et Fanie ne prive quand même pas Rémi de rêves, de réminiscences, de pèlerinages. Jina, Vonvon, Mary, Mûla, autant de présences qui surgissent, s’agitent, s’éclipsent pour mieux témoigner du poids charnel de Rémi. Il aime toutes les femmes « en chair et en noce », ne ferme sa porte à aucune, se glorifie si une prostituée verse sur lui une larme émue. Tout se grippe cependant quand lui revient à l’esprit la promesse faite à Fanie et pas encore tenue : d’urgence, il construit la balançoire promise… à même l’entrée principale de la maison !
Ducharme a beaucoup appris de Rémi et, il devra en convenir, du chien Dali. « On trouve de tout quand on regarde bien, quand on se met à traîner les yeux sur le sol comme un chien. Des boulons, des clous, des vis, même un tournevis en étoile que j’ai rangé dans ma boîte à outils. Une pomme où l’on n’a pris qu’une bouchée, une tête de poupée mystérieusement décapitée. Le monde est fou, il jette tout. » Mais ce que le monde néglige et jette, Rémi et Dali l’ont remarqué : ils ont même convaincu Réjean Ducharme d’en faire autant. Car c’est forcément par amour de Fanie et en souvenir des explorations que l’enfant menait avec Dali que Ducharme, présent sous le loup de Roch Plante, a transformé ses cueillettes en Trophoux (Lanctôt, 2004). Fanie aurait signé cet album transformant ses découvertes en tableaux.
EXTRAIT
Tout d’un coup, pivotant sur son barreau, elle s’abandonne à moi pour que je la porte en bas. C’est du nouveau. Comme une faveur… Je n’ai jamais vu ça, elle n’a pas de poids. Comme s’il n’y avait rien sous les plumes. Rien qu’une joie. Fragile.
Va savoir, Gallimard, 1994, p. 16.