« Où suis-je ?Je suis sous mes yeux, je suis ici le nez dans un livre, mon âme habite en moi, elle prolonge mon regard, elle contient le monde. Essaie d’embarquer dans mon regard pour voir le ciel avec mes yeux. Je suis une carpe. »
Réjean Ducharme, L’océantume
« Je me sens visitée, je me suis laissée entrer en communication avec quelque chose d’aussi terrible que moi-même, avec quelqu’un. Je suis vaincue, je me laisse envahir de curiosité, et de désir. On m’a brisée et j’explose. Tu pourras m’apprendre à lire et à écrire : je n’ai jamais laissé personne me faire cela. »
Réjean Ducharme, L’océantume
Je désire répondre à cette question en tant que lecteur et traducteur. Ma rencontre avec Réjean Ducharme a eu lieu dans le plaisir de lire qu’il allume et la libération qu’il provoque. Durant la lecture de trois de ses romans, L’océantume, L’avalée des avalés et Le nez qui voque, je ne pouvais résister au rythme étincelant de l’auteur.
J’ai été happé comme une mèche de dynamite qui contourne tous les obstacles, je n’ai pas vu les pages passer et il y a eu plusieurs explosions en moi. La lecture s’est effectuée corps et âme, je n’en suis pas sorti indemne, ma relation à la lecture et à la littérature d’expression française a fait un pas de plus. J’ai été surpris, j’ai goûté une nouvelle liberté de lire et d,écrire en français. Je me suis senti en présence d’une même audace et d’une même créativité que chez les auteurs turcs Sait Faik Abasiyanik (l’un des modernisateurs de la littérature turque) et Orhan Veli (précurseur du mouvement bizarre en Turquie) que j’ai traduits en français.
On ne peut rester indifférent quand chez Ducharme tous les personnages révèlent leur quotidien, leur imaginaire, leur position face à une vie teintée par le mal de vivre, la révolte, l’ironie, mais aussi la réconciliation, la force de rire, la fraternité1.
L’écriture de Ducharme est bouillonnante. Les quatre niveaux de lecture, la lecture émotive affamée de sensations fortes, la lecture artistique amoureuse de la créativité littéraire, la lecture technique engagée dans les analyses savantes et la lecture philosophique explorant la vision de la vie sont généreusement servies par ces romans.
Les jeux de langage, la création de notions, de mots et d’expressions y sont intenses. Aussi, les questions existentielles telles que : où suis-je ? Qui suis-je ? Que puis-je comprendre de la vie et des autres ? Que puis-je faire de ma vie ? Que puis-je espérer de la vie ? sont abordées passionnément par des personnages sans concession. Ces héros sont riches en contrastes, ils sont en même temps victimes et bourreaux, innocents et coupables, engagés et désinvoltes, inquisiteurs et subissant l’inquisition des questions existentielles.
À partir de ces romans, je me suis amusé à mener une lecture thématique autour du feu (pour une performance poétique). Dans mon élan, j’ai entamé également une traduction en turc des textes de l’auteur. J’observe une grande complicité entre le français et le turc ; j’ai même relevé plusieurs mots turcs, comme Hisarlik, Istanbul, vizir, pacha, yatagan, cimeterre. Par ailleurs, certaines universités turques se sont intéressées au personnage de Bérénice (L’avalée des avalés).
L’écriture de Ducharme offre une occasion remarquable pour créer une communauté de lecteurs électrocutés par le plaisir de lire et motivés à débattre des questions qu’elle pose. J’invite les parents et les jeunes à la découvrir. Dans les sentiers de la littérature, on apprend à dire le monde et à partager la vie en innovant, en festoyant, en poussant plus loin nos horizons.
1. Ce n’est pas un hasard si en 2008 Éric n’est pas beau, la pièce de Simon Boulerice fortement inspirée de l’univers de Ducharme, a pu retenir l’attention des élèves d’une vingtaine d’écoles primaires de la région de Québec avec le Prix du coup de cœur durant l’événement culturel international « Des voix et des mots » organisé par les Gros Becs (théâtre jeunesse) et le Réseau des bibliothèques de la Ville de Québec, notamment le secteur jeunesse de la bibliothèque Gabrielle-Roy. Ce n’est pas un hasard si en 2011 la deuxième édition du festival Québec en toutes lettres soit consacrée à Réjean Ducharme.
Le feu charmant de la lacture
« bouillonnement d’univers entre le souffle du récit et le livre,
brûleur de mémoire, brûlure sans déchets, mots, verbes, récits, questionnements »
[…]
« Iode court avec des yeux de braise dans L’océantume
lecteur s’expose à l’absolu d’une écriture brûlante,
conscience rationnelle s’évapore,
la lecture a lieu »
[…]
« vie des enfants entre fumées crasseuses et flammes azurées »
Özdemir Ergin
EXTRAITS
L’avalée des avalés traduit par Özdemir Ergin
« […] l’espace d’un souffle de vent »
[…] bir anlik rüzgar esmesiyle alevler yükseliyor, kafamizin üstünden geçiyor, her tarafimizdan bizi asiyor, sanki balikçil kus kolonisinin uçusuna kapilmisiz, [Y] kocaman beyaz atlilar sürüsü gibi alevler hücüma geçiyor, alevler dalga dalga çarpiyor, alevler çiglik atiyor. Siyah dumanlara karisip kivilcim kümelerinden yeniden fiçkiriyor, kocaman dalga gibi kükreyip kivriliyor, [Y] Siyahlasmis gökyüzü kizillasiyor. Tüm sahil kiyisi çitirdiyor. Atesin ustalariyiz. Inanin bana bu tam bir kedi kamçilama isi. Yangin dalgalarinin beslenmesi gerek, hiç bir çöp, hiçbir kuytu yer alevlerden kurtulmamali. Alevlerin kayaliklari asmalarini saglamali, su kalintilarinda kirilan alevleri yeniden yükseltmeli, otsuz yerlerde alevleri yeniden besleyip kizistirmali, öldügü yerlerde yeniden diriltmeli. Alevlerin sayisiz bedenlerini birlestirmeli.
Sayfa 49-50, Yutulmuslarin yutulmusu, Rejan Dusarm.
Bérénice et Christian pratiquent le brûlis avec le jardinier
L’avalée des avalés, p. 49-50.
[…] l’espace d’un souffle de vent, les flammes se dressent, nous passent par-dessus la tête, nous débordent de tout côté ; on se croirait pris dans une levée d’aigrettes. Bientôt d’une plage à l’autre, ventre à terre, panache battant sous les nuages, semblables à des masses serrées de grands chevaux blancs, les flammes chargent, les flammes déferlent, les flammes crient. Enchevêtrées de fumées noires, rejaillissant d’un embrun d’étincelles, elles roulent et déroulent comme une immense vague.
Gigantesques, effrayantes, effrénées, courant et se déployant comme un raz de marée, elles emportent tout, dévorent tout, rasent tout. […] Nous sommes les maîtres du feu. Et ça croyez-moi, c’est des chats à fouetter ! Il faut entretenir dans toute sa longueur la vague incendiaire, veiller que la moindre brindille, le moindre fétu ne lui échappe. Il faut l’aider à franchir les massifs rocheux, la redresser quand elle se brise contre une flaque, l’exciter et l’alimenter là où l’herbe manque, la ressusciter là où elle est morte. Il faut nouer et renouer sans arrêt ses innombrables corps.
L’avalée des avalés, p. 49-50.