Mai. « T’es fou, Longchamps ! Tu veux témoigner de ton désamour de Réjean Ducharme ? Je sais que tu as un goût très sûr pour le suicide, mais là… On attaque les moulins à vent, pas les monuments ! » gourmande un ami. Victor-Lévy, qui n’en est pas à un excès près, me gronde : « Tu fais dur, Renaud… Tu n’es pas facile étant donné que tu t’es chicané avec presque tout ceux qui défendent ton œuvre. Tu fais tout pour saboter ta gloire. On dirait que tu as décidé de n’être jamais heureux, même quand t’arrivent de belles choses ». C’est vrai. Pis après ? Seule la littérature compte. Quant à mes restes tonitruants, j’en ai rien à cirer. Si j’ai écrasé quelques orteils sur mon passage, ils n’ont qu’à aller s’écraser au soleil tandis que je resterai seul à cultiver mes ombres.
Eh bien oui, Ducharme ne fait plus partie de mes parties littéraires intimes. Je l’ai d’ailleurs sorti de ma bibliothèque d’Alexandrie et remisé dans mes chères archives. Eh bien oui, Ducharme est tout à fait inutile au Québec, même s’il est acclamé dans le monde entier. Pourquoi ? Parce que le monde entier est normal et que le Québec, lui, pousse tout croche sur sa terre de roches. Ducharme est intemporel tandis que nous avons peur du temps. De celui qu’il fait comme de celui, surtout, qui nous défait. Il ne peut nous servir parce que nous ne servons à rien dans les limbes du faux pays qu=il faut habiter à force de… à force de…
Ça fait que son imaginaire n’a plus rien à me dire parce qu’il ne peut plus me parler. Je dirais même, ô sacrilège !, qu’il faut se déprendre de Ducharme si l’on veut aller jouer ailleurs notre tragi-comédie lardée des travers de l’amour dans nos petits univers qui tournent à l’envers. D’ailleurs, je n’ai plus de temps à perdre parce que j’ai perdu tout mon temps à répondre aux imbéciles et à leurs faux pays. Il y a quatre ans, je suis revenu du royaume des morts. Alors les commentaires au premier degré sur ma petite guerre mondiale, une fois de plus, j’en ai rien à cirer. Quand on a vu la mort de près, de trop près, quand on l’a vue dans le noir des yeux, on n’a plus peur de rien. Point à la ligne.
Juin. J’ai la gueule sûre. Nous allons tout droit vers le froid. La géopolitique s’emmêle tandis que la folie religieuse contamine les lambeaux des Lumières. La guerre s’approche à grands pas, n’en doutez pas. Sera-t-elle la dernière ? Sinon, vivrons-nous la suivante ? Vous savez, celle que l’on fera bêtement avec des gourdins et des bâtons, comme le soulignait Albert Einstein.
La Terre est si petite dans l’immensité de l’univers… Avec ma naïveté enfantine, je me demande pourquoi faire la guerre sur un grain de poussière, pour un grain de poussière… Ma raison répond que l’aventure humaine est une pathologie. Une fascinante et déconcertante pathologie. Puis je me console à l’idée que si l’humanité venait à disparaître, tous les psychopathes et leurs innombrables savants corrompus s’effaceront de la mémoire universelle. Vous savez, celle qui fait toujours défaut parce qu’elle s’initialise dans chaque matin soumis que vaincra toujours la nuit.
Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, ni à crâner, encore moins à ducharmiser. Le Bloc québécois, un parti montréalais, vient de se faire écraser par d’étranges oranges venues d’Angles et de Saxons. Il en sera de même bientôt pour le Parti québécois. Avec les années, ces deux partis ont perdu leur capacité naguère naturelle de parler aux cœurs indépendants des Québécois. Bref, on ne peut mépriser éternellement l’hinterland tout en le courtisant quelques jours avant les élections, juste assez pour que quelques ruraux surexcités se transforment en chair à élections.
C’est le matin. Voici que je me réveille au Québec où nous connaissons tout du sommeil. En doutez-vous ? Comme les Ferron dans L’hiver de force, nous attendons toujours quelque chose et qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi, sans jamais forcer, jamais, sans jamais se forcer. Notre destin, on l’a remis sans se presser entre les mains d’une élite lâche et délitée qui nous serine : « T’en fais pas, bonhomme, une fleur ne pousse pas plus si on tire dessus, pis si tu te fais tirer, eh bien, tu resteras là planté dans ton sang en train d’agoniser et de te demander pourquoi il y a des méchants, pourquoi on nous en veut à nous, les Québécois, nous qui sommes tellement gentils et généreux que nous sommes prêts à nous suicider pour ne plus déranger l’humanité en général et Ducharme en particulier ».
Le Québec à la profonde humanité veut se faire aimer de la planète entière avec ses postures d’enfant de chœur psalmodiant les vertus de l’amour, du partage, de la paix, de la tolérance et des bélugas. Voilà de nobles intentions, sauf que j’ai trop lu l’histoire tragique et sans fin de centaines de peuples humains, trop humains, aujourd’hui effacés de la mémoire cruelle de l’humanité.
Les Ferron… Ces étranges gueurlots connaissent et fréquentent les grands du petit monde québécois. Ces zigues s’exercent à une liberté vide, sans suite ni conséquence, une liberté téléonomique… Ils ne veulent pas être car ils ne savent pas être. En ce sens, ils sont honnêtes avec leur vie et la vie qui fuit à toutes jambes entre leurs jambes. Ils s’entourent de gens célèbres qui sont mais qui ne savent pas être. Être n’est jamais la question, mais la gare où tout le monde doit descendre dans la nuit si l’on veut un jour vivre sa liberté libre après avoir commis tous les crimes de baise-majesté.
Me voici en train de tancer Ducharme devant mon miroir sans tain : « Il faut que les choses tournent à notre avantage, et pas seulement autour de toi. Sans se forcer. Sans jamais se forcer les méninges. Sans jamais faire le ménage. Jamais. La force atroce, on laisse ça aux peuples dominateurs, à d’autres cultures qui sont depuis belle lurette rendues dans leur maison, ce qui leur donne le droit de crier après la laideur des autres et notre peuple ravagé par la lèpre de l’indifférence. Nous, nous n’avons rien. Je veux dire par là que le peu que nous avons gagné à la force du poignet dans les cinquante dernières années, les banksters et autres bandits de grand chemin mondialisé sont en train de le voler. Sur le dépouillement manifeste de ton identité, de ta société, de ta justice sociale, de ta culture et de ton peuple, cibole, tu dis rien alors que nous attendons de nos oracles qu’ils prennent enfin le crachoir. Pourquoi, encore ? Parce que nos élites issues de la Révolution tranquille sont devenues lâches et pleutres, carpettes et velléitaires. Parce que nos élites se sont disqualifiées. Pis crisse-moé patience avec tes éternels atermoiements ontologiques, ton impossibilité de communiquer pour de folles raisons qui rendent folle notre raison, tes amours folles et fourbes, et toutes tes gamineries d’enfant perdu dans l’espace-temps non euclidien. Quand on veut se cacher du monde, on se retire complètement, on ne le trouble pas avec des livres tordus et des sculptures vagues. On ne fait pas sa pleureuse sur quelques critiques justifiées que tu reçois ici et là, et bien entendu écrites par des jaloux ».
« Tes faux pays sont peuplés d’enfants tout aussi faux et de fantasmes fanfarons. À quoi bon ces acrobaties oniriques si nous disparaissons avec tous les artifices de la niaiserie ! Nous rêverons le jour où nous aurons notre réalité collective. Quoi ?! La chorale romanesque de l’Accueil Bonneau chante que Ducharme appartient au patrimoine mondial de la littérature ? Fort bien. Alors pourquoi cachons-nous nos corps et nos cœurs dans les égouts ? »
« Si nous survivons, ce n’est pas à cause de toi. Pour la simple raison que tu ne portes rien. Sans toi, le peuple québécois survivra s’il continue à pratiquer l’art difficile et risqué de l’équilibre entre la résistance et la tolérance. Tandis que toi, tu tolères tout et tu résistes à rien. Tu préfères fuir. Et la fuite, c’est juste bon pour les ceusses qui n’ont rien à dire. C’est ben simple, nous ne voulons plus être les champions du monde de la fuite en arrière dans un autobus en mouvement. »
« Tu es en porte-faux. Je veux dire par là que tu as collé trop longtemps au fond de notre chaudron alors que nous aurions dû nous envoler sans t’attendre. »
Cette remontrance m’a épuisé et le miroir sans tain ne s’est pas déformé. Fatigué, je vais me coucher entre le hasard et la nécessité.
L’hiver est une camisole de force
Je rêve. Je jongle. Pour Ducharme, les Québécois sont de grands enfants. Pis aux grands enfants, on raconte des histoires. De laides histoires des pays d’en bas. Et c’est ainsi que, depuis plus de trente-cinq ans, je relis chaque année L’hiver de force dans le petit froid de l’automne, et je sens mon torse se recouvrir d’une camisole parfaitement ajustée à mon insignifiance collective, tellement bien ajustée que je ressens la douce chaleur du confort et de la différence. Pendant trente-cinq ans, je ne me suis pas rendu compte que c’était un corps étranger qui me tenait au chaud tout en m’étouffant, qui surtout m’enlevait presque toute liberté de mouvement. Autour de moi, je vois tous les Québécois en camisole de force parce qu’ils sont en train de se faire dépouiller de leur identité et des odeurs particulières qui caractérisent les vêtements des véritables vivants.
L’hiver de force est un énorme problème. Un astroblème. Parce que ce roman s’adresse avant tout aux Québécois, alors que les autres romans de Ducharme se perdent dans l’ego de l’auteur, même à zéro. L’hiver de force est un règlement de comptes en souffrance. Notre souffrance et pas n’importe laquelle : celle maintenant codifiée dans notre ADN.
Tant qu’il y aura du confort et de la différence, le Québec restera celui de Maria Chapdelaine. Que la différence vienne à disparaître, eh bien, il ne restera que le pitoyable confort du consommateur en train de se transformer en bouche pavlovienne et en anus immense, salivant sur toutes les matières consommables métabolisées en fiente dans la poubelle de l’histoire.
Quand nous n’aurons plus de nom, nous cesserons de résister. Pas de combattre… parce que nous ne nous sommes jamais battus. À l’heure actuelle, nous résistons pour ne pas tomber, tout simplement. Nous nous tenons après la grille du cimetière de l’histoire pour ne pas tomber dedans. Cela veut dire que tant que la grille restera debout, nous nous tiendrons là pour témoigner de notre lèpre de ne pas être.
Dans le petit froid de l’automne qui s’en vient, je ne lirai pas L’hiver de force. En lieu et place, j’enlèverai ma canadienne, ma chemise et finalement ma camisole. Torse nu et grelottant, je me regarderai dans la glace de la mare aux grenouilles maintenant muettes et qui tout l’été me cassent les amourettes. Dans la nuit la plus froide, avant les premières neiges, je chercherai le silence absolu qui manque à nos paroles. Sans Ducharme pour les triturer dans mon sommeil. C’est ainsi que je ne serai plus habité par le véritable froid, ce froid québécois qui fige à la fois le corps et le cœur avant la saison du confort… et de l’indifférence. À force de ne pas bouger dans l’hiver qui s’en vient, La flore laurentienne en ces temps de mort différée ne sert plus à rien.
Je sais qu’il n’y a pas obligation d’exister. La machine à décerveler l’individu est aussi celle des peuples. Elle décervelle par le rêve déraciné, les songes creux et la harrypotterisation de la littérature nationale ; elle n’est pas seulement réservée aux innocents au QI inexistant. Ça peut être utile aux p’tits vieux qui pensent à leur bedaine, leur zizi ramolli pis leur plan de retraite.
Juillet. Je suis dans un champ de fraises. Comme elles ne sont pas sauvages, je ne m’entendrai pas avec elles. Heureusement l’odeur de la terre m’enivre, tout comme le paysage infini que seule la gravité retient dans son élévation.
Alors je m’avance à mon corps défendant dans un rang clairsemé que m=a confié un surveillant souriant. Je m’accroupis, près à en découdre avec les fraises civilisées. Mais elles sont blettes, vertes ou talées… D’un bond je me relève et m’en vais sans grogner, sans même grommeler tout en jetant un œil de porc frais sur le surveillant souriant qui, maintenant, ne sourit plus.
Tandis que Charlotte s’obstine entre les rangs décimés, assis au soleil ravageur sur une grosse pierre plate, je laisse aller ma mémoire au-delà de la nature immédiate. Aussitôt je vois le Québec jamais prêt à se prendre en main, jamais prêt à être cueilli par un peuple qui ne retrouve plus son cadastre dans son portulan. Que ce soit dans sa littérature ou dans ses petites affaires, le Québec ne détermine plus le territoire toujours fluctuant de son cœur. En pleine anomie, il tâtonne, vivote et parlotte, abjure et parjure. Pour mieux se faire oublier, il enfile les costumes des autres, toujours trop grands ou trop petits. Pour les étranges oranges, les Angles et les Saxons, le costume d’épouvantail lui sied à merveille. Pis c’est comme ça qu’il s’en va seul se planter au centre du champ de fraises blettes, vertes et talées, tout content de se retrouver avec le vrai monde entier, loin des quolibets parce qu’on ne rit jamais d’un épouvantail.