Chaque jour, chaque heure est une bonne occasion de découvrir ou de redécouvrir Réjean Ducharme et son œuvre, qu’ils soient au centre d’un festival littéraire ou non.
Quand on parle de lui, on évoque volontiers la publication inattendue de L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966 et « l’affaire Ducharme » qui s’ensuivit, ou encore l’aura de mystère qui enrobe cet écrivain invisible, volontairement absent de l’espace public. Mais outre tout cela, il y a un ensemble d’œuvres, qui sont souvent éclipsées par L’avalée des avalés ou par la figure quasi mythique de leur auteur. Des œuvres auxquelles on s’attache comme à des personnes, qui nous étourdissent par leurs charmes, mais qui se révèlent aussi cruelles et impitoyables, à la fois pour leurs personnages et pour leurs lecteurs.
Car lire un Ducharme prend du souffle, de la détermination, il est inutile de le nier, de prétendre que la lecture ne sera pas éprouvante. Pour imager ça, on pourrait dire que le premier contact avec un Ducharme a quelque chose qui tient du premier baiser : électrisant et enivrant, d’un côté, déchirant et suffocant de l’autre. C’est du moins comme ça que ça s’est passé pour l’étudiante de première année au baccalauréat que j’étais alors, un peu suffisante, prématurément blasée et toujours prête, comme Nicole et André de L’hiver de force, à « di[re] du mal des bons livres, lus pas lus, des bons films, vus pas vus ». Les mots ne sont pas assez forts de sens pour décrire le choc que j’ai ressenti à la lecture de la première page de L’hiver de force. Oui, il existait une œuvre qui s’exprimait, mieux que moi, avec mes mots à moi, une œuvre à l’intérieur de laquelle j’avais l’impression de vivre, une œuvre qui « m’avalait », tout simplement, pour reprendre l’expression de Bérénice de L’avalée des avalés. Entre les orgies de café instantané et de sandwichs aux tranches de fromage orange et les soirées passées à regarder Comment qu’elle est en reprise au canal 2, j’étais chez moi dans L’hiver de force. J’aurais voulu, si possible, être eux, mais avec eux.
On dit que tout ce qui monte finit par redescendre. La dernière page lue, je n’ai pas eu d’autre choix que de réintégrer le « gros tas de braves petits crottés qui forment l’humanité ». À l’envers de ma lecture euphorisante de L’hiver de force se trouvait ainsi un constat désespérant : qu’est-ce qu’on peut bien écrire après « le fonne c’est platte », comme me disait récemment mon ami A. F. ? En un sens, cette réaction est elle-même typiquement ducharmienne, en ce que c’est toujours un peu comme ça dans ses œuvres : pas tout à fait ceci ou cela, ni ici ni là, mais les deux, en même temps. Chez Ducharme, tout vient en paires, en couples d’opposés. Il n’y a pas d’exaltation qui ne menace de se transformer en désespoir, de quête de pureté qui ne comporte son lot de saleté ; il n’y a pas d’Iode Ssouvie sans d’Asie Azothe, de Mille Milles sans Chateaugué. Cette coexistence des contraires se manifeste même dans l’écriture, le ludisme des calembours et des jeux de mots possédant un côté tranchant et les passages empruntés ou volés à d’autres auteurs étant des plus originaux à travers l’œuvre.
Ce n’est pas qu’à l’intérieur des œuvres de Réjean Ducharme ou chez leurs lecteurs que se déploient de telles relations contradictoires et complémentaires ; le rapport triangulaire entre Ducharme, son statut d’écrivain et sa propre œuvre n’est pas non plus dépourvu d’ambiguïté. D’un côté, il y a le Réjean Ducharme qui déclarait, à Gérald Godin, en 1966, ne pas vouloir être pris pour un écrivain et refuser que l’on associe son visage à son œuvre. La préface du Nez qui voque, roman publié un an plus tard, fait écho à ces paroles : « Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme ». De l’autre, il y a le Réjean Ducharme de 1999, qui joue avec sa propre figure d’auteur et son œuvre (qu’il accompagne évidemment de son commentaire critique !) dans son dernier roman, Gros mots.
Mais j’ai l’impression qu’on ne veut pas voir ce Ducharme-là, celui qui est conscient qu’il est un écrivain, malgré tout, et qui s’adonne au jeu bien ironique de l’autoreprésentation. Et c’est peut-être l’une des raisons (mais ici je spécule, je délire, je dis probablement n’importe quoi) pourquoi Gros mots est moins lu, moins apprécié que ses autres romans. On préfère, comme Julien dans Gros mots, se le rappeler « toujours tel qu[’il] ét[ait], tel qu[’il] rester[a] dans [notre] mythologie »… Le Réjean Ducharme de la photo, celle où il porte un tricot à col rond, où son visage est éclairé d’un timide sourire, la photo qui date de l’époque où il nous a tous poliment invités à « mancher da marde », pour reprendre l’expression de Nicole et André, en nous niant le seul privilège qu’on a, comme lecteurs : celui de le prendre pour un écrivain.
L’affaire Ducharme
L’ampleur qu’a prise ce que Myrianne Pavlovic1 appelle « L’affaire Ducharme » à la suite de la parution de L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966 illustre l’importance et le caractère explosif qu’eut, dans le champ littéraire québécois, la publication d’un jeune Québécois inconnu âgé de 24 ans chez l’une des plus prestigieuses maisons d’édition françaises. Un vent de soupçons s’est alors levé dans le milieu de la presse : qui est Réjean Ducharme et existe-t-il vraiment ? On en est venu à douter de l’existence de ce jeune auteur d’une œuvre déroutante à la fois par la maturité de sa voix, mais aussi par sa violente singularité, certains suggérant même que l’œuvre aurait été écrite par quelqu’un d’autre. De fait, l’absence presque complète de Réjean Ducharme de la scène publique, même à la suite de sa nomination pour le prix Goncourt, n’a rien fait pour démentir ces rumeurs, au contraire. La curiosité médiatique prit pratiquement des proportions d’enquête policière et ne se calma qu’en 1968, quand Normand Lassonde, journaliste au Nouvelliste, prit Réjean Ducharme par surprise et lui soutira une entrevue et quelques clichés qui attestèrent de son identité.
1. « L’affaire Ducharme », Voix et images, vol. 6, no 1, 1980, p.75 à 95.
L’AFFAIRE DUCHARME
L’ampleur qu’a prise ce que Myrianne Pavlovic appelle « L’affaire Ducharme » à la suite de la parution de L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966 illustre l’importance et le caractère explosif qu’eut, dans le champ littéraire québécois, la publication d’un jeune Québécois inconnu âgé de 24 ans chez l’une des plus prestigieuses maisons d’édition françaises. Un vent de soupçons s’est alors levé dans le milieu de la presse : qui est Réjean Ducharme et existe-t-il vraiment ? On en est venu à douter de l’existence de ce jeune auteur d’une œuvre déroutante à la fois par la maturité de sa voix, mais aussi par sa violente singularité, certains suggérant même que l’œuvre aurait été écrite par quelqu’un d’autre. De fait, l’absence presque complète de Réjean Ducharme de la scène publique, même à la suite de sa nomination pour le prix Goncourt, n’a rien fait pour démentir ces rumeurs, au contraire. La curiosité médiatique prit pratiquement des proportions d’enquête policière et ne se calma qu’en 1968, quand Normand Lassonde, journaliste au Nouvelliste, prit Réjean Ducharme par surprise et lui soutira une entrevue et quelques clichés qui attestèrent de son identité.