Alors que Borges s’enfonçait peu à peu dans la cécité, Ducharme s’est d’emblée soustrait à la vue. Né-cessité oblige si l’on veut demeurer à l’abri du tapage médiatique. Et être à l’affût. D’un son, d’un objet, d’une image. Longtemps, une seule fut jetée en pâture aux médias, qui le lui ont bien rendu, l’enfantôme tenant son pari envers et contre tous. De force tout autant que de gré, car pour tenir pareille position, il n’y a qu’un seul degré qui vaille, qui n’est pas celui du zéro de l’écriture. Aucune compromission, voilà tout. Quitte à voir se dérober sa propre identité sous les traits d’un critique établi, voire d’une comédienne. Seule la littérature compte. Tout le reste n’est que division, soustraction, multiplication de malentendus.
Renaud Longchamps, qui ne se dit pas d’humeur ici à ducharmiser, secoue le mythe : « Quand on veut se cacher du monde, on se retire complètement, on ne le trouble pas avec des livres tordus et des sculptures vagues ». On croirait entendre Holden Caulfield pérorer sur l’œuvre de Salinger ! Le désamour n’est jamais que l’envers du même élan, fût-il ou non d’Amérique. Longchamps ne vise pas moins juste : « Ducharme est intemporel tandis que nous avons peur du temps. De celui qu’il fait comme de celui, surtout, qui nous défait ». La relecture de L’hiver de force nous ramène ici devant le miroir de notre clandestinité, celui d’un peuple sans cesse en marge de son ombre. Les dernières élections fédérales, nous rappelle Longchamps, ne semblent avoir été tenues qu’à cette seule fin : Jack, Jack, Jack, Jack disaient les canards, les perdrix et les sarcelles, Monologue disait le vent…
Si la composante ludique est omniprésente dans l’œuvre de Ducharme, elle n’est pas pour autant naïve, comme nous le rappelle Pierrette Boivin ; elle s’inscrit dans l’autodérision et la critique sociale, toutes choses qui nous font, encore aujourd’hui, cruellement des faux espoirs collectifs : « L’hiver de force nous ramène à la période de la montée du nationalisme québécois et du débat linguistique, de l’accession du joual dans la création artistique avec Les belles-sœurs, de la contre-culture, des manifestations syndicalistes et féministes, bref au cœur d’un bouillonnement social sans précédent au Québec ». Et sans suite, serions-nous tenté d’ajouter pour demeurer dans l’esprit ducharmien. Dans les idées comme dans les actions.
Ce bouillonnement, qui trouverait écho dans l’œuvre de Ducharme, ne devait toutefois plus surprendre le lecteur puisque l’auteur avait affiché ses couleurs avec force dès la parution de L’avalée des avalés en 1966. Dès lors, comme le rappelle avec justesse Patrick Bergeron, il ne serait plus possible d’imaginer la littérature québécoise sans Bérénice Einberg. Pas plus qu’Holden Caulfield, elle ne vieillirait ; et autant que ce dernier elle se moquerait des caractéristiques qui font de L’avalée des avalés un chef-d’œuvre.
L’inimitable écriture de Réjean Ducharme, souligne pour sa part Laurent Laplante qui s’attarde aux personnages de Dévadé et de Va savoir, réside dans le fait qu’il se sert du creuset de l’humour pour y broyer notre faillite collective autant qu’individuelle. « L’autodérision, à ne pas confondre avec le misérabilisme larmoyant, exorcise le tragique tout en le gardant présent. » Humour et foudroyants raccourcis donnent aux personnages de ces romans une texture qui peut, à certains moments, rappeler les personnages d’Émile Ajar, comme en témoigne Bottom dans Dévadé : « J’ai vieilli vingt ans plus vite que moi ».
Judy Quinn, relisant vingt ans plus tard Le nez qui voque, confronte sa lecture d’hier avec celle d’aujourd’hui en s’interrogeant sur le pouvoir qu’un tel imaginaire peut exercer sur le lecteur qui se risque dans une telle œuvre. Car, comme le souligne Catherine Renaud, lire un Ducharme prend du souffle, de la détermination. Chose certaine, on n’en sort pas indemne, mais largement indemnisé pour les efforts consentis. Alain Farah se penche quant à lui sur la réception que peut connaître une œuvre comme celle de Ducharme dans un milieu littéraire où l’institution, comme toute institution qui se respecte, se doit de définir la courbe d’intérêt : « Si le projet de Ducharme est ‘d’aller loin dans la niaiserie’, c’est qu’il s’agit de la seule posture que peut adopter l’écrivain qui vit cruellement l’arbitraire du monde et des langues, surtout dans un temps qui valorise une littérature de maîtrise, faite par des gens intelligents, qui cherchent à dire des choses très importantes ». Avec des gros mots, bien entendu.
Tout en reconnaissant à Réjean Ducharme une énergie verbale et un style qui puise à une vaste culture, Andrée Ferretti constate qu’elle ne se souvenait d’aucune de ses premières lectures. Relisant Ducharme, elle résume son apparente amnésie littéraire à une formule choc : beaucoup de mots, peu d’entrailles. La question qu’elle soulève mérite toutefois qu’on s’y attarde au-delà d’un article ou d’un festival : peut-on jeter un regard non encenseur sur l’œuvre de Ducharme ?
Michel Peterson relate quant à lui avec quel enthousiasme, voire avec quelle témérité, il s’est lancé dans l’aventure de traduire Gros mots en portugais. L’enjeu était de taille : « […] il fallait prendre l’air et abandonner toutes les savantes bêtises autour de la fidélité et de la trahison ; il fallait déplacer et tordre la langue pour oser ‘aller, selon l’expression de Jacques Derrida, vers le penser impensé de l’autre langue’ ». Sous l’angle de la traduction, Michel Peterson témoigne de l’importance de l’action poétique dans l’œuvre de Ducharme, que sans elle le récit s’apparenterait davantage à un récif. Pour relever ce défi, quatre mains n’auront pas été de trop. Ce qui a sans doute fait sourire le régent du royaume bérénicien. Toujours sous l’angle de la traduction, Özdemir Ergin, qui a traduit Ducharme en turc, évoque comment il a été happé par son écriture bouillonnante propre à créer « une communauté de lecteurs électrocutés par le plaisir de lire et motivés à débattre des questions qu’elle pose ».
L’univers de Ducharme a brillamment été porté à l’écran par Francis Mankiewicz et Michel Brault, qui ont su mettre en images le scénario des Bons débarras sans jamais affaiblir l’action poétique – et ici dramatique – qui sous-tend les liens entre les personnages de Manon et de sa mère, tout aussi bien que de Ti-Guy et des personnages secondaires de cette inoubliable saga familiale. Depuis sa sortie, le film a su se maintenir au rang des dix meilleurs films jamais réalisés en ces terres gouvernées par un premier ministre qui n’a sans doute jamais lu une seule ligne de cette œuvre phare. Dans une entrevue avec Charlotte Laurier, Michèle Bernard souligne avec justesse à quel point le réalisateur a su rendre la beauté sombre de l’univers de Ducharme et la force de la composition dramatique qui n’est pas sans rappeler, par moments, celle des tragédies grecques.
Enfin, Yves Laberge et Gérald Alexis s’intéressent le premier au parolier et le second au plasticien Roch Plante, au rapport que le sculpteur de mots entretient avec le sculpteur d’objets, aux correspondances qui s’établissent, mais pas toujours, entre les uns et les autres. Faut-il, demande Alexis, mêler l’un et l’autre, l’un à l’autre pour élucider cette énigme sociale ayant pour double patronyme Ducharme-Plante ? Mais est-ce vraiment nécessaire ?
Ne peut-on se contenter d’apprécier la démarche plurielle d’un créateur ?
Ce à quoi vous invite le présent dossier de Nuit blanche.
Ils ont apporté leur précieuse contribution à ce dossier spécial. L’équipe de Nuit blanche les remercie chaleureusement : Gérald Alexis. Jean-Paul Beaumier. Patrick Bergeron. Michèle Bernard. Pierrette Boivin. Özdemir Ergin. Alain Farah. Andrée Ferretti. Yves Laberge. Laurent Laplante. Renaud Longchamps. Michel Peterson. Judy Quinn. Catherine Renaud.
De même que : Charlotte Laurier. Manouane Beauchamp. Annie Gascon du TNM. Yves Renaud. Martine Bouchard.
Merci également à Dominique Garon et à France Plourde du Festival Québec en toutes lettres.