Épuisée par le décalage horaire, une femme descend de l’avion à l’aéroport de Dakar au Sénégal. Dans la cohue indescriptible de l’aéroport, elle n’ose plus avancer. Elle a terriblement peur qu’on l’abandonne. Elle marche d’un pas hésitant vers la foule bigarrée qui semble l’attendre.
Comment aurait-elle pu se prémunir à son départ de Winnipeg contre cette ardeur et cette bienséance transfigurées par la chaleur ? Pourtant, le continent africain l’habite depuis longtemps. En réalité, chaque fois cet aller-retour entre Winnipeg et Dakar a su faire
d’elle une spectatrice interdite, une miraculée de la distance.
Plus tard, de retour dans son Manitoba natal, elle se rappellerait encore avec gratitude les femmes sénégalaises assises devant les cases bien rangées et, au-delà de leurs regards, « le temps immobile, presque éternel1 » comme un prolongement de l’espace. Dans son écriture, elle chercherait souvent à évoquer de manière allusive ces scènes d’étrangeté et d’accueil. La poésie serait alors une exploration lumineuse du départ, de la distance et surtout de la rencontre.
Depuis les premiers poèmes de Subliminales en 1999 et de Transitions en 2002, Lise Gaboury-Diallo interroge les figures inépuisables du « lointain ». Pour cette écrivaine dont les œuvres poétiques et les
journaux de voyage sont au cœur de la littérature franco-manitobaine actuelle, la culture francophone minoritaire ne se laisse penser que dans le cadre d’une saisie presque ritualisée du dépaysement. Si, dans ses farouches retranchements, la petite ville de Saint-Boniface est le quadrilatère où tout a commencé, conférant à l’écrivaine une perspective unique, ce territoire étroit de la naissance ne se lit désormais que par les yeux diffractés de l’autre. Radicalement ouverte, parfois jusqu’à l’extrême fragilité, la culture minoritaire est donc, sans le savoir, la substance même de la différence.
Dans les premiers recueils de Lise Gaboury-Diallo, comme dans le grand intertexte de Gabrielle Roy, le Québec vu de loin est d’abord la plus grande énigme. Qu’il est difficile de ne pas en être, de ne pas même y être née ! Ce Québec qui s’affirme et s’affiche reste, pour la communauté franco-manitobaine, la forme première de l’intelligibilité, « ce qui demeure tout juste hors de notre portée et qui ramène à ce qu’il y a de plus essentiel à soi2 ». Du même souffle, entre Winnipeg et Montréal, la distance semble s’être fracturée.
Dans la poésie de Gaboury-Diallo, l’ici se fait distanciation et manque. Un sentiment de vide s’installe, qu’il faudra combler autrement, en faisant appel à d’autres déplacements, d’autres voyages. Car « comprendre ce qui est hors de soi » est un projet de tous les instants au cœur même de l’identité minoritaire. Dans ses interventions publiques, lors de colloques notamment, Lise Gaboury-Diallo insiste sur la nécessité fondamentale de l’ouverture vers les autres. Ainsi, certaines scènes récurrentes se donneront à lire comme des clés : l’arrivée dans un pays étranger, la crainte de ne pas se faire comprendre, l’inévitable faux pas de l’invitée, la générosité de l’accueil, la sagesse du retour.
Or, s’il a été la première énigme, le Québec a vite fait place au continent africain dans l’imaginaire poétique de Gaboury-Diallo. C’est d’abord dans Poste restante, cartes poétiques du Sénégal en 2005, puis surtout dans les pages magnifiques de Lointaines, un premier recueil de nouvelles, que l’Afrique s’impose comme un espace discursif majeur où se jouera désormais le travail de l’écriture.
Arrivant à Dakar au Sénégal, dans le pays natal de son mari, la narratrice manitobaine de Lointaines découvre littéralement un monde de
différences. Incommodée par la chaleur intense et la poussière, souvent épuisée par la difficulté des déplacements, elle s’attarde pourtant avec minutie et tendresse à rendre compte des femmes et des hommes qu’elle croise et qu’elle cherche à comprendre malgré les écarts parfois insurmontables de langue et de culture. Que disent ces femmes assises dans la poussière ? Que veulent-elles au juste ?
Au début, l’observatrice se réserve le droit de parole et les paysages africains nous apparaissent de l’extérieur, comme dans un journal de voyage. Au gré des récits, cependant, la narratrice finit par s’effacer complètement, faisant place à une réalité complexe éclairée par les personnages eux-mêmes. Écrire, c’est alors accepter une invitation, faire là-bas acte de présence. Les quinze nouvelles de Lointaines sont donc autant d’étapes vers la découverte d’une Afrique à la fois familière et insaisissable. Chacune de ces vignettes nous offre le portrait d’hommes et de femmes dont la vie est marquée par la résilience et le doute. Le récit se déroule toujours avec parcimonie et circonspection. La vérité est alors une forme de l’hésitation. Dans la rue, la poussière définit l’espace. Tout est fait d’observations fines et de détails. Originaire du Mali, le narrateur du « Village de Fama », l’une des nouvelles les plus frappantes de Lointaines, sait que les conteurs de son enfance avaient vu juste et que le monde est peuplé de « zones intermédiaires » que chacun ne cesse d’interroger. Cette quête du sens est ce qui lie toute l’espèce humaine, car les vieilles oppositions ne permettent jamais d’exprimer la richesse des lieux de rencontre.
Comme dans Subliminales et surtout dans Homestead (2006), ce sont les figures féminines qui intéressent Lise Gaboury-Diallo, en particulier celle d’Amy qui traverse tout le livre, ou encore de Kady, cette jeune femme de Tombouctou frappée par la folie. Il s’agit parfois de petites filles que nous suivons à l’école du village ou ailleurs d’une adolescente peule que sa famille cherche à marier. Des femmes en viennent aux coups sur le trottoir du village sous le regard amusé des hommes qui restent à l’écart. Plusieurs d’entre elles sont victimes de violence aux mains d’un oncle ou d’un fiancé. Tous sont interpellés par une lutte intérieure entre le respect des traditions africaines et le modernisme venu de l’Occident. La nouvelle, comme un fragment de lumière, éclaire pendant quelques instants ces tensions qui perturbent la vie quotidienne.
À la manière d’Aimé Césaire, le « cahier du retour au pays natal » aura su évoquer les fragments vivants de la rencontre avec le lointain, ce plus loin du plus loin qui définit aujourd’hui l’observatrice et dont il ne reste que des « efflorescences » portées par le souvenir. Entre la fiction et la réalité, Lointaines, comme les textes poétiques qui l’ont précédé, est bien plus qu’un récit de voyage. Les nouvelles comme les poèmes autant de fenêtres ouvertes sur cette distance révélée entre ici et ailleurs. Pour Lise Gaboury-Diallo, toute réconciliation avec soi-même passe par le risque du dépaysement.
1. Lointaines, du Blé, Saint-Boniface, 2010, p. 17.
2. Nicole Michaud, « La poésie doit évoquer et non pas décrire », entrevue avec Lise Gaboury-Diallo, Liaison, no 137, 2007, p. 36-37.
Lise Gaboury-Diallo a publié :
Subliminales, Du Blé, Saint-Boniface, 1999 ; Transitions, Du Blé, Saint-Boniface, 2002 ; Homestead, De la Nouvelle Plume, Saskatoon, 2005 ; Poste restante, cartes poétiques du Sénégal, Du Blé, Saint-Boniface, 2005 ; L’endroit et l’envers, « Poètes des cinq continents », L’Harmattan, Paris, 2008 ; Lointaines, Du Blé, Saint-Boniface, 2010.
EXTRAITS
Une lumière blanche, une décharge cataclysmique qui me survolta d’une nouvelle vie. J’ai émergé de l’autre bord de la mort. Voilà comment je suis maintenant devenu à mon tour un membre pratiquant de la société secrète. Sans le savoir, je n’étais qu’un vulgaire python qui s’est fait prendre au piège, attrapé à mon tour en voulant avaler la petite chèvre attachée à un piquet.
« Le village de Fama », Lointaines, p. 76.
Je sais que serai chez moi, peu importe où je vais. Car les fanatiques, il y en a partout, n’est-ce pas ? Ces esprits, les initiés de mon royaume, ils brandissent leur faucille invisible. Ils coupent la tête à la vie, sont tapis ici et là. Avec notre menace implacable, nous sommes fous, furtifs et imprévisibles : endémiques telle la peste, réels comme la grippe aviaire, incompris par tous. Je suis la dengue hémorragique, le virus Ébola, le cancer, la crise cardiaque, l’accident mortel, la bombe artisanale et le vieillissement banal. La mort, vous savez, c’est dans vos gènes…
« Le village de Fama », Lointaines, p. 79.