L’œuvre de Martin Page mérite tellement, tellement plus qu’un commentaire. Elle mériterait des pages et des pages d’éloges et de remerciements. Des fleurs, des câlins, des clins d’œil. Des mots d’amour. Des tonnes de mots d’amour. Et du silence aussi, comme lorsque l’on s’incline devant la beauté fulgurante d’un coucher de soleil au mois de mai.
Depuis maintenant dix ans, Martin Page nous fait don de petits bijoux de parole et de pensée, d’humour et de folie. Ses livres – chacun d’entre eux –, qu’ils se destinent à un public adulte ou à un public enfantin, sont l’œuvre d’un esprit sans pareil, au sein duquel l’imagination se pose, se dresse même, tel un défi, un pied de nez magnifique à la bête, l’unique, l’écrasante réalité. Et les nouvelles qui composent La mauvaise habitude d’être soi, illustrées de très belle façon par Quentin Faucompré, ne font certes pas exception.
On y trouve des êtres à la fois d’une force inébranlable et d’une infinie fragilité. Il y a celui qui a élu domicile à l’intérieur de lui-même ; il y a cet autre qui, soudain, le temps d’une courte pause, choisit de n’être plus personne. Il y a également celui qui apprendra qu’il est le dernier survivant d’une rare espèce en voie de disparition. Puis celui qui s’évertuera à tenter de convaincre un lieutenant venu enquêter sur son meurtre que, de toute évidence, il ne peut pas avoir été assassiné puisqu’il est là, bien vivant, debout devant lui, et qu’il lui parle… Pris dans l’absurdité de leur condition, tous doivent se débattre avec et contre le réel contraignant (bureaucratie, monde du travail, identité, obsession de la célébrité). Aussi toutes les préoccupations les plus chères à l’auteur se déploient-elles ici de manière tout simplement splendide : lucidité à toute épreuve, compassion sans bornes pour les compagnons de délire et de déroute, triomphe de l’humour dans l’adversité.
Or, si l’humour de Martin Page est noir, l’ensemble n’en demeure pas moins lumineux, c’est-à-dire éblouissant. Oui, la puissance de l’œuvre est telle qu’elle oblige à plisser le front, à détourner le regard du mille et une fois déjà vu, afin de le porter vers la blancheur inouïe d’autres mondes : ceux de l’esprit sans repos, du cœur infatigable. Car c’est ainsi, le front plissé, le regard légèrement décalé du monde, que l’on acquiert sur celui-ci la connaissance la plus riche, la plus intime et la plus originale. C’est également ainsi que l’intelligence apprend à être inquiète, méfiante, à ce point éprise de liberté qu’elle n’arrive plus à prendre au sérieux quiconque ou quoi que ce soit prétendant l’être. Alors, enfin, ce qui se donne pour stable, acquis, officiel ou sérieux se révèle-t-il pour ce qu’il est vraiment : une construction mentale, un jeu social – bref, rien d’autre qu’un mirage de plus dans le désert de la connaissance.
C’est en acceptant d’éprouver cette intenable légèreté que nous pouvons espérer effleurer la profondeur et la véritable gravité de l’expérience humaine. Le savoir, l’instinct de cette gravité : c’est cela, la lucidité. Et c’est pour cela qu’il faut oser dire, ici, maintenant, à son porteur, son gardien : Martin Page, je vous aime. Martin Page, merci pour tout. Et surtout tenez bon.