Des photos. Beaucoup de photos. De jeunes hommes. Tous souriants. Tous confiants.
Des cœurs. Beaucoup de cœurs. Des cœurs de papier de toutes les couleurs. Pour une communauté frappée par le plus grand malheur. Le malheur de voir ses enfants anéantis et les larmes des parents vaporisées par les flammes de l’enfer.
Et des mots. Beaucoup de mots écrits sur tous les cœurs épinglés aux grands tableaux dressés face au chœur dans l’église Sainte-Agnès, dont les portes s’ouvrent sur le désert noir du plus profond désespoir. « Dieu n’est pas responsable » est écrit sur un des cœurs. S’Il ne l’est pas, qui le sera ? La bêtise humaine, tout comme la cruauté, est insondable. Infinie. Éternelle.
Ici, la mort et la naissance sont toujours au rendez-vous. À mon rendez-vous. En cette ville de mes premières cuites mémorables, de mes premiers poèmes hallucinés écrits en 1969 à la source de la rivière Chaudière, adossé à ma moto Honda 125 Scrambler. À deux pas du funérarium où j’ai veillé, quelques années plus tôt, la burka de bois de Nelly Arcan. Là même où j’ai écrit, tout près du parc maintenant calciné, le vendredi 2 octobre 2009, dans un moment de synchronicité prémonitoire : « Je descends la rivière étranglée entre les érablières en flammes1 ».
Nous sortons de l’église, Charlotte et moi, chargés d’un chagrin indicible et de la sourde colère que nous percevons ici et là dans les regards graves des braves gens du pays. Sur le parvis, il pleut des cordes. Un à un, les parapluies s’ouvrent. Dorénavant les larmes suivront leur chemin sur les visages qui regardent, droit devant eux, les ruines calcinées.
Sous la pluie battante nous observons un attroupement soumis à la troublante désolation, à la fois muet et atterré. C’est alors que, sur ma gauche, je remarque l’idiot du village qui me dévisage de son long regard ahuri… Stupéfait, je reconnais l’importun qui me suivait, pas à pas, dans le vestibule du funérarium, le 2 octobre 2009, en posant cent questions étranges à un étranger de passage alors que je scrutais, étranglé par l’émotion, « un tableau sur lequel sont épinglées des photos de Nelly Arcan : ses premiers pas, sur son tricycle, à l’école, en patins… Avec partout son sourire aux lèvres minces dans ce qui m’apparaît être une enfance heureuse et sans histoire2 ».
Je baisse la tête en prenant une profonde respiration. Comme Charlotte connaît mon langage corporel, elle tire sur la manche de mon ciré pour me sortir de mon « songe de chagrin idiot » (Rimbaud). En quittant le parvis, nous voyons les larmes se confondre à l’eau qui s’écoule vers le trou noir où s’agitent de courageux volontaires à la colère rentrée. D’un pas rapide nous nous éloignons de tous ces maux : il y en a trop en ces lieux hantés par ma mémoire.
Dans une lente théorie d’autos embuées, nous quittons le centre-ville dévasté pour ensuite arrêter au cimetière afin de nous recueillir sur la tombe de Nelly Arcan, seule et bien à l’étroit parmi les gisants souterrains. Près du Calvaire, le cœur gros, nous méditons sur cette pauvre fille qui repose sous nos pas, qui a connu la gloire merdique et médiatique, celle-là même qui a planifié soigneusement sa chute avant sa mise à mort. Nous pensons à la femme au talent gâché par la nature qui n’est jamais la vie, mais une interminable prostitution. Nous soupirons sur l’écrivaine bouffée par la cruauté dérisoire de l’apparence et la dictature d’un monde décervelé. Enfin, nous nous interrogeons sur l’équivoque pays québécois qui veut être reconnu par le monde entier sans respecter au préalable ses auteurs, dont les manuscrits sont de magnifiques enluminures sur lesquelles viennent s’essuyer les bottes boueuses des Chicago Boys et autres laudateurs du money talks. Peut-être existe-t-il, en une autre réalité zébrée de rêves généreux, un cœur supérieur qui pourra libérer l’humanité de l’horrible dictature de l’échange matériel ? Un cœur supérieur dont la grâce occupera tous les pays québécois maintenant en pleine anomie, tout le Québec acculturé monté dans un train en route vers un nouveau désordre mondial peuplé d’insignifiants électrons libres soumis au culte de l’éphémère ?
Maintenant il pleut doucement sur ma mémoire troublée. Puis je lève les yeux pour m’arrêter, au fond du cimetière, sur des monuments ornés des tributs floraux de récentes funérailles et, surtout, des lots vacants et bien entretenus qui recevront bientôt les futures cendres des enfants du pays morts en vain, morts pour rien. Morts d’un pays étrange en Amérique du Nord, peuplé par les derniers anges charnels et civilisés d’un continent toujours avide de la piastre à faire avant l’apothéose de la culture destroy. Puis je vois enfin les grands pins majestueux au-dessus desquels le peuple québécois souffre sous le souffle brûlant des cannibalistes mangeurs d’âmes en livrée toute libérale, comme il se doit au pays des dormants pourris sous des rails fissurés sur lesquels des trains d’enfer sont toujours en route pour l’enfer.
C’est ainsi que les salauds radieux en costume-cravate Armani disparaissent dans la nuit noire du pétrole, en fuite et failli comme il se doit, mais en emportant la grande comme la petite caisse vers d’autres paradis fiscaux tandis que plus de quarante jeunes gens, beaux et souriants, se bousculent à la porte d’un autre paradis où saint Pierre s’étonne de les voir apparaître si tôt… avec des cœurs calcinés. Enfin nous quittons la ville où, dans une nuit de juillet, le Ciel s’est marié avec l’Enfer.
À Nantes, sur le chemin du retour, des wagons-citernes rescapés de la géhenne gisent, bien innocents mais toujours menaçants. Comme une rangée d’énormes oiseaux noirs, ils attendent, immobiles, de foncer sur des proies déjà crevées… ou en voie d’extinction.
Un esprit chagrin a écrit un jour que « toutes les routes mènent à ce vaste cimetière que l’on appelle la Terre, celle qui a vu tous les pleurs et toutes les souffrances après avoir bu le sang de toutes les batailles ». Mais une planète pleine de vie mérite plus que cette nature défectueuse gérée par des imbéciles heureux, insouciants et irresponsables.
Maintenant nous savons que le Québec est toujours à l’heure dans ses malheurs. Reste à le libérer de la nature même de ses malheurs.
1. Renaud Longchamps, Dans la nuit noire et blanche, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2012, p. 137.
2. Ibidem, p. 133.