Je rappelle d’emblée que La Petite Poule d’Eau1 ainsi que l’œuvre entière de Gabrielle Roy sont celles d’une Canadienne française comme il n’en existe probablement plus, pas même au Canada. C’est rappeler du même souffle que l’universalité d’une œuvre résulte non seulement de ses qualités proprement littéraires, mais tout autant de son puissant ancrage dans une identité singulière et une réalité particulière.
Lu une première fois, en 1951, soit quelques mois après sa parution, ce roman avait marqué ma mémoire par la belle histoire qu’il raconte, comme c’est très souvent le cas quand on a seize ans et qu’on est peu instruite, encore moins cultivée. À 78 ans, c’est un tout autre roman que j’ai lu.
L’histoire
Aussi, je résumerai rapidement cette histoire pour m’attarder sur les autres qualités de ce roman, le deuxième de Gabrielle Roy.
La famille Tousignant habite dans un coin éloigné et déserté du Manitoba, une île appelée « La Petite Poule d’Eau », située au milieu de la rivière du même nom. Pour l’atteindre, après avoir quitté Rokerton, il faut se rendre en charrette ou en voiture, une longue randonnée sur une route cahoteuse, jusqu’à « La Grande Poule d’Eau », rivière à traverser en canot, puis marcher un bon demi-mille sur une île située entre La Grande Poule d’Eau et La Petite Poule d’Eau, franchir celle-ci en canot, parfois à la nage.
Voyage long et épuisant, souvent dangereux qu’entreprend chaque année, aller et retour, Luzina Tousignant. Elle se rend à l’hôpital de Sainte-Rose-du-Lac, le village francophone le plus proche, pour y mettre au monde un nouveau bébé.
Elle profite de l’occasion pour entretenir de vieilles amitiés, faire réparer outils et ustensiles et acheter de petits cadeaux pour sa famille. Elle considère ce voyage annuel comme étant ses vacances.
Luzina est une mère aimante, soucieuse du bien-être et de l’avenir de ses enfants. À son grand dépit, ceux-ci n’ont pas accès à l’éducation scolaire en raison de leur éloignement géographique. À la suggestion de son mari Hippolyte, elle s’emploiera corps et âme à la réalisation d’un ambitieux projet : la création d’une école et la venue d’une institutrice. Elle en fait la demande au gouvernement de la province, qui y acquiesce, les enfants Tousignant étant en nombre suffisant pour justifier la tentative.
Hippolyte construit la petite école et deux maîtresses et un maître, dont le salaire est payé par le gouvernement, se succéderont, inculquant le goût irrépressible du savoir à ces enfants passionnés par l’apprentissage et la connaissance.
Si bien qu’ils quitteront tour à tour père et mère pour faire des études supérieures dans les couvents et collèges francophones du Manitoba.
À la fin, devenue vieille, emmurée par le long et dur hiver, Luzina enseigne elle-même la lecture, l’écriture et le calcul à sa petite dernière, née longtemps après les autres, et écrit de longues lettres à ses plus vieux.
J’ai alors cru le roman terminé, d’autant plus que j’avais complètement oublié l’histoire de la deuxième partie que Gabrielle Roy a cru bon d’y ajouter. Intitulée « Le capucin de Toutes-Aides », elle est composée de dix chapitres. Il s’agit du récit, heureusement intéressant, des activités du père Joseph-Marie, un capucin belge et polyglotte qui se dévoue aux habitants de la région, immigrés originaires de tous les pays du monde. Ce capucin est le prêtre qui une fois par année se rend chez les Tousignant pour les confesser, leur donner la communion, dire la messe, jaser avec eux de ce qui se passe ailleurs. Cette visite annuelle est le lien, ténu, qui unit les deux récits.
Littérature
L’expérience de Gabrielle Roy est littérature. Toute son œuvre en témoigne éloquemment. Déjà dans La Petite Poule d’Eau, le roman est Gabrielle Roy, non pas seulement de Gabrielle Roy.
Tout, néanmoins, est création dans cette œuvre : l’histoire, les personnages, les thèmes, la manière.
Malgré sa construction déficiente, tout l’art de Gabrielle Roy est à l’œuvre dans La Petite Poule d’Eau. Rien n’arrive, ne paraît avoir lieu, si ce n’est que chaque heure dans la vie des Tousignant devient matière à récit, chaque geste, un événement, le bruissement du vent, la couleur des roseaux, l’odeur de la verdure humide, une grâce. Tout résonne et vibre. Un mot résume le roman : bonheur. Pas celui, mièvre, de la satisfaction des besoins et des désirs, de l’attendrissement facile pour les peines d’autrui, du contentement de soi. Mais bel et bien
celui de la formidable puissance de la joie qui défie toutes les adversités, lutte contre elles sans amertume, avec une fermeté inébranlable, simplement parce que les personnes qui, telle Luzina, douées de cette vertu, celle des cœurs purs, font confiance à la vie, s’y abandonnent et s’en émerveillent.
Remarquable écrivaine, Roy est littérature. Et, fait extrêmement rare, elle construit son œuvre sur la mise en scène et en lumière des bontés et des beautés de l’existence, et non sur ses violences et autres abominations. Elle n’en cache pas pour autant les blessures et les mesquineries, mais elle montre dans le même souffle le courage et le don de soi qui en viennent toujours à bout.
Seul Alexandre Chenevert, du nom du personnage de son troisième roman, fait exception, avec le récit détaillé de la vie quotidienne et banale, triste, ennuyeuse et ennuyante d’un petit employé de banque, homme angoissé qui, en dépit de sa misanthropie et de son inertie, porte tous les malheurs du monde sur ses faibles épaules jusqu’à s’en rendre malade. Pourtant, même cet homme sans ressort, qui maudit sans cesse Dieu et les hommes, finira sur son lit de mort par se réconcilier avec ces derniers, en découvrant leur bienveillance et leur solidarité à travers la sympathie que lui manifestent ses visiteurs, collègues et autres voisins.
C’est dans cette fin du roman qu’on retrouve la « manière » Roy, caractérisée par sa compréhension amicale des êtres humains.
Gabrielle Roy conçoit des personnages qu’elle aime et qu’elle nous fait aimer. Il n’en est aucun dans La Petite Poule d’Eau qui ne suscite un sentiment de profonde affection, à tout le moins d’acceptation de ce qu’il est, parce que le lecteur les voit avec le regard magnanime de leur créatrice. Ce sont des gens simples d’une époque révolue dans lesquels l’individu contemporain ne saurait reconnaître ni son monde ni lui-même. Or, c’est une force du roman, ces personnages en tout point désuets apparaissent sous la plume de Roy si pleinement humains que leur vérité transcende le temps et l’espace, pour devenir vérité universelle à laquelle il est facile d’adhérer.
Et ce n’est pas un paradoxe. Ce sentiment d’altérité et d’identité est celui-là même éprouvé par Luzina, qui considère les « Anglais », ainsi nomme-t-elle les Canadiens, comme des étrangers antipathiques, tout en leur concédant des qualités communes aux siens.
Mieux, ce sentiment est l’axe même de la personnalité de l’écrivaine. Il est le fondement de son œuvre. C’est toutefois dans La détresse et l’enchantement qu’elle l’exprime avec le plus de force et une grande maturité. C’est celui partagé en ce temps-là, et peut-être encore aujourd’hui, par la majorité des Canadiens français.
Dans un monde où tout un chacun croit pouvoir devenir écrivain, et où devient de plus en plus rare la littérature, tant elle est confondue avec l’exhibition de « son moi », la lecture de La Petite Poule d’Eau peut remettre les choses à leur juste place. Dans ce roman comme dans l’intégralité de son œuvre, Gabrielle Roy montre par l’exemple que toute histoire n’est bonne à raconter que si, et seulement si, le style, plus précisément la « manière », c’est-à-dire ses qualités d’intelligence, de sensibilité, d’émotion, d’évocation, d’invention, d’écriture la dépassent pour atteindre l’universalité de l’une ou l’autre des conditions humaines d’être.
Telle est l’exigence de la littérature. C’est celle à l’œuvre dans La Petite Poule d’Eau.
1. Gabrielle Roy, La Petite Poule d’Eau, Beauchemin, Montréal, 1950, 272 p. ; « Boréal Compact », Boréal, Montréal, 1993, 271 p.
Nicole Guillemette peint depuis une vingtaine d’années. On peut voir ses œuvres à son espace créatif, L’Atelier du chat bleu, au 716 de la rue Lambert à Leclercville. Visite virtuelle : atelierchatbleu.blogspot.ca