Un thème aux riches résonances entre les mains d’un romancier agile et cultivé, cela promet (et livre) des heures de pur plaisir. La mission du narrateur est vite circonscrite : compléter le bouquin laissé inachevé par une auteure qu’il a, au temps jadis, fréquentée de près et dont le décès laisse des questions en suspens. Tâche définie, mais embûches déprimantes. Elles vont de la difficulté de se couler dans le style d’une autre à la recherche d’une conclusion dont le demi-manuscrit ne fournit aucun indice patent. Là réside l’essentiel, car le lecteur est sommairement convié à ne pas trop s’interroger sur le pourquoi d’un tel legs. Olivier donne le bon exemple, en s’investissant dans le travail de rédaction plutôt que dans une enquête à connotation policière sur la mort de Béatrice.
C’est là que la pédagogie de Vaillancourt déploie toutes ses ressources, y compris ses meilleures astuces. Olivier, en effet, n’apprécie guère la littérature de Béatrice. Elle a connu plus de succès que lui, mais en courtisant de trop près un public sans grand raffinement. Vaillancourt en profite pour départager ce qui, en littérature, est respectable et ce qui tient du racolage. En utilisant le demi-manuscrit de Béatrice, il donne des exemples… de ce qu’il ne faut pas faire. Il dénonce la mobilisation de célébrités que se permettent certains mauvais littérateurs, tout en se la permettant lui-même… par Béatrice interposée. On verra donc Hubert Aquin, Sartre et Beauvoir traverser la reconstitution, même si, soit dit entre gens de bon goût, cela n’est pas très élégant. Parler d’un making of semble donc inapproprié et réducteur, car il y a plus et mieux : Vaillancourt construit à partir d’un texte qu’on ne voit jamais une proposition littéraire d’autant plus brillante qu’elle a comme base un texte inconnu. La large culture de Vaillancourt n’intervient pas dans l’abstrait, ni avec le pédantisme du pion autorisant tel effet et cravachant tel autre : elle convoque à la barre Primo Levi, les fantômes de Prague, la sinistre présence de Heydrich et fait voir de façon efficacement incarnée comment rafistoler un roman ou, au besoin, le réinventer. Que l’histoire racontée diffère de celle qu’imaginait Béatrice, c’est possible, et alors ?