La grâce d’un tel livre fait oublier qu’il a fallu l’attendre. Douze ans ont filé, en effet, depuis la merveille qu’était La mémoire en fuite (Boréal). L’immersion d’Anne Michaels dans les doutes, les déchirements et les regains de la vie est, cependant, si hors du commun qu’il s’impose de la remercier. En sa compagnie, chacun réévaluera ses perceptions de la compassion, de l’oubli, du deuil, du remplacement, du don. Ce livre est de ceux qui méritent d’occuper la table de chevet et de se rouvrir tantôt pour la méditation de deux paragraphes, tantôt pour une plus longue écoute de Jeanne, d’Avery ou de Lucjan.
Les audaces – les présomptions? – de l’ingénierie moderne captent l’attention à plusieurs reprises. Le barrage d’Assouan provoque le déplacement des colosses d’Abu Simbel pour leur éviter la noyade. L’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent élimine plusieurs villages, cimetières compris. En Pologne, des villes rasées par les pilonnages soviétiques ou allemands sont reconstruites à l’identique. Situés au plus vif de ces travaux, les personnages d’Anne Michaels hésitent sur le sens à leur conférer. Avery éprouve de la honte devant le second Abu Simbel, copie impeccable et exsangue. Lucjan partage cette gêne: « Marcher pour la première fois dans la réplique de la Vieille Ville sur la place du marché reconstruite ‘ c’était humiliant ».
Faut-il donc plier devant la mort et la destruction? Vaut-il mieux les nier et en lisser les traces? Anne Michaels débride ces doutes. Jeanne, brisée par une fausse couche, quitte le lit d’Avery. « Il n’est pas nécessaire, lui écrit un intime du temps d’Assouan, de remplacer ton deuil par une pénitence. » Il faudra pourtant un étrange détour pour qu’en Jeanne, enfin, revive la vie. « Si le véritable pardon est possible en ce monde, songea Jeanne, il n’est pas accordé par pitié, non plus qu’il est accordé par une personne à une autre, mais à toutes les deux par une troisième – une compassion entre elles. Cette compassion est le pardon. » À cette condition, « l’absence qui avait été si profonde, depuis l’enfance – enfin Jeanne l’éprouvait pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle avait toujours été : une présence ». L’enfant jamais né redonne vie à l’amour.
Prenant, profond, écrit dans le frémissement, lu et relu dans l’émotion.