L’île qui protège, l’île qui ouvre à « l’étreinte des vents » et à la mer : c’est là où vient celle qui parle, pour essayer de comprendre et pour panser sa blessure. Elle a connu la fin d’un amour, la douleur est encore vive et envahit tout son être. La question qui se pose maintenant est simple : comment renaître ? La voie reste à trouver, elle se laisse entrevoir : il faut plonger plus avant dans la noirceur, revivre le moment où la fissure s’est ouverte, non par délectation morbide mais parce que la guérison du cœur est à ce prix.
Elle s’opère dans le face-à-face avec soi-même, sans autre recours que soi-même. Cette île ne semble pas avoir d’habitants ou bien la narratrice ne les voit pas, ou bien elle en fait abstraction. D’où pour le lecteur cette pénétrante impression de solitude et de vide que laissent parfois ces pages denses, ce récit découpé en courtes sections. Mais est-ce un récit ? Oui, parce que le livre s’ouvre sur une arrivée et se clôt sur un départ, et parce qu’on y sent tourner le temps, au ralenti, au fil des mois dans les incessantes variations de la mer et du ciel, évoquées avec l’économie nécessaire et la touche la plus juste. Plus qu’un décor qui se prêterait à la description, la nature agit sur celle qui est venue s’y exposer, imperceptiblement par ses brumes et son soleil ou avec des éclats de violence. Le livre cependant n’a pas pour dessein premier de narrer. Monologue intérieur ponctué de pauses, repris dans le fil, aveu, confession faite à soi-même, certitudes trouvées ou retrouvées qui se condensent parfois en aphorismes. Si Platon, Spinoza, Magris ou Rilke sont cités, ce n’est pas par érudition mais parce qu’ils servent d’appuis à la réflexion et que par eux la narratrice voit s’éclairer ce qu’elle vit.
Avant même de venir sur l’île, elle savait ce qu’elle désirait du plus profond d’elle-même : « [É]crire sur les liens, écrire sur les ruptures, comme si, faisant bouger les lettres, je trouvais dans l’île l’image même de ce que nous sommes, des êtres de liens, tantôt lieurs et tantôt liés, toujours liables ». Rupture et liens, l’essentiel tient ici en ces mots qui sont prononcés dès l’ouverture et l’île, en rompant temporairement ces liens, d’emblée le fait comprendre. Peu à peu le monologue tourné vers soi-même conduit ailleurs, plus loin. L’évidence est là encore une fois : l’expérience singulière donne accès à la condition commune, la rend perceptible.
Après l’effondrement qui a suivi la soudaine privation de l’amour, entre l’arrivée sur l’île et le départ, l’impermanence a été ressentie, ou peut-être, après avoir été oubliée, redécouverte. Le sentiment, la sensation, la pensée, en perdant leurs repères familiers, échappent alors à l’habitude, et c’est heureux. « Tout nous sera redonné ‘ un jour on n’en doute plus ‘ mais tout sera redonné autrement, et deviendra méconnaissable. » Ce qu’enseigne précisément l’ascèse bouddhiste (à laquelle l’auteure fait une brève allusion). Le temps de retraite dans l’île qui isole apporte cette révélation ; les liens ne sont pas nécessairement ce ‘ et ceux ‘ que l’on croyait. Aimer autrement devient possible, dans le détachement. « L’Aimé-e » perdu a laissé sa trace, indiqué une voie : « [L]a rencontre véritable a le sens du don absolu, sans donneur, sans receveur, elle se transforme en aventure spirituelle. Là s’apaise la soif sans que la source tarisse ». Tout a changé et, dit une formule heureuse, voilà qu’on est « dans la clairière de l’être ».
Beau livre, grave et méditatif ‘ comme les photos qui l’illustrent ‘ qui ne cherche pas à séduire mais à conduire son auteure au plus près de sa vérité et qui incite le lecteur à s’engager dans le même chemin. Livre de poète, qu’est Hélène Dorion, où analyse intérieure, contemplation de la nature, réflexion sur la mémoire et le temps, sur ce que nous sommes, visent dans leur alliance à la plus haute intensité et portent la forme à sa plus forte concision. L’expérience y nourrit l’écriture, l’écriture y épure l’expérience.