Dans ses Exercices d’admiration (1986), Cioran écrit sur Borges : « La malchance d’être reconnu s’est abattue sur lui. Il méritait mieux. Il méritait de demeurer dans l’ombre, dans l’imperceptible, de rester aussi insaisissable et aussi impopulaire que la nuance. Là, il était chez lui ». Borges, qui ne croyait pas – ou affectait de ne pas croire – son œuvre digne d’être lue, aurait pu souscrire à cet avis. Or, si l’on poursuit le raisonnement de Cioran, on constate que l’infortune de Borges est totale : un quart de siècle après sa mort, l’auteur de Fictions s’impose, tout comme Proust, Joyce et Kafka, parmi les écrivains ayant le plus profondément modifié notre rapport à la littérature. « Après l’avoir approché, écrit Claude Mauriac, nous ne sommes plus les mêmes. »
Borges a connu un destin privilégié dans l’édition française. Les deux tomes d’Œuvres complètes, publiés à la Pléiade en 1993 et en 1999, viennent d’effectuer un retour très attendu en librairie. Cette « réimpression révisée » constitue, à ce jour, la seule édition critique des écrits du maître argentin, un atout considérable par rapport aux Obras completas parues chez l’éditeur argentin Emecé. C’est dire la faveur exceptionnelle dont jouit Borges aux yeux du lectorat francophone et que confirme une longue liste d’admirateurs, de Roger Caillois (qui le révéla en France) à Queneau, Perec ou Foucault. Les mots et les choses sont d’ailleurs nés d’un texte de Borges dans lequel Foucault fut émerveillé par la taxinomie farfelue d’« une certaine encyclopédie chinoise ». Celle-ci, par ses rubriques singulières, confinait à l’impossibilité de penser. « Borges vaut le voyage », déclarait déjà Drieu La Rochelle en 1933. Cette déclaration est toujours vraie en 2010.
Si l’œuvre de Borges ne semble renfermer que des titres marquants, tels L’aleph (1949), Le rapport de Brodie (1970) ou Le livre de sable (1975), c’est pourtant par le recueil Fictions qu’on passe généralement pour découvrir ou retrouver le plaisir déroutant de la prose borgésienne. Ce recueil se compose de deux parties, chacune étant précédée d’un prologue. La première, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », date de 1941 et comprend huit nouvelles. La seconde, « Artifices », est datée de 1944 et comporte neuf nouvelles. Non seulement ce livre (qui fit la gloire de Borges) réunit-il quelques-uns de ses plus célèbres récits, comme « Les ruines circulaires » ou « La bibliothèque de Babel0», mais il inaugure un nouveau genre narratif : celui de la fiction qui, à partir d’un cadre fantastique ou policier, exploite les possibilités littéraires de la philosophie, de la métaphysique et des mathématiques. Voilà toute une fête de l’intelligence.
Ce n’est pas une tâche aisée que de rendre compte des récits de Fictions. Certains se présentent comme des notices critiques consacrées à des auteurs ou des ouvrages tantôt réels, tantôt fictifs (« L’approche d’Almotasim », « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », « Trois versions de Judas »). D’autres sont des contes qui examinent des perplexités cosmologiques, des apories ou des hypothèses aux prémisses saugrenues (« Les ruines circulaires », « La loterie à Babylone », « Funes ou la mémoire », « La secte du Phénix »). Dans « Les ruines circulaires » par exemple, un homme est occupé à rêver un autre homme, avant de comprendre qu’il a lui-même été rêvé par quelqu’un d’autre. Dans « Funes ou la mémoire », un jeune homme, cloué dans son lit depuis qu’un cheval l’eut renversé, possède un don de perception et de mémoire infaillible. Un troisième groupe rassemble des histoires policières (« Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « La forme de l’épée », « Thème du traître et du héros », « La mort et la boussole »). Ce dernier ensemble sied particulièrement à Borges, qui fut un grand lecteur de Poe et de Chesterton.
Il ne faut toutefois pas s’attendre à lire de rassurantes résolutions de crimes. Borges donne peut-être la clef de ses énigmes mais chaque énigme en recouvre une autre. C’est le cas avec « La mort et la boussole », nouvelle préférée d’Harold Bloom et dans laquelle Robert Yergeau percevait l’« image exacte d’un monde qui bascule ». Le détective Erik Lönnrot, qui fait penser à Dupin, le détective raisonneur de Poe, tente d’élucider le meurtre d’un rabbin, bientôt suivi de deux autres homicides perpétrés dans des circonstances similaires. Lönnrot découvre la loi qui régit la série d’assassinats, le tétragramme. Il espère alors empêcher un quatrième meurtre et écrouer les assassins. Ce sont pourtant eux qui se saisissent de lui et l’exécutent.
« Faiseur de labyrinthes », a-t-on dit de Borges, en référence à un essai de 1965 d’Ana María Barrenechea et qui, avec Chez Borges (2003) d’Alberto Manguel, demeure l’une des meilleures introductions à son univers déboussolant, un univers reconnaissable à ses symboles (les miroirs, les labyrinthes, les tigres, les armes blanches ) et peuplé de bibliophiles et de bibliothécaires.
Comme Borges l’a dit : « Tout sort d’un livre, et tout finit dans un livre ». Lui-même bibliophage, il nous a légué une conception originale de la littérature, assimilant celle-ci à une vaste partition écrite par plusieurs mains, toutes époques et géographies confondues. Avec Borges, la littérature appartient davantage aux lecteurs qu’aux auteurs. Borges n’a cessé de réinventer le bonheur que procurent les livres en réécrivant les lois de la réalité en fonction des lectures, parfois les plus folles, nées de son cerveau. Ses fictions nous entraînent ainsi dans de stupéfiantes aventures de l’esprit.
« Je soupçonne Borges d’avoir reçu l’infini de la littérature », écrivait Blanchot. Soupçonnons, à notre tour, la littérature d’avoir reçu de Borges l’infini.