Buenos Aires, 1964 : Alberto Manguel a 16 ans, Jorge Luis Borges en a 65. L’étudiant travaille le soir dans une librairie anglo-allemande que fréquente l’écrivain et directeur de la Bibliothèque nationale. Devenu complètement aveugle à la fin de la cinquantaine, héritage de la lignée paternelle, Borges fait appel à plusieurs personnes pour lui faire la lecture, sa mère très âgée ne pouvant plus suffire à la tâche. L’adolescent accepte l’invitation du sexagénaire de venir chez lui trois ou quatre fois par semaine. Jusqu’au moment de quitter l’Argentine, en 1968, le jeune homme franchira les portes du modeste appartement que l’écrivain partage avec sa mère et la bonne. Devenu à son tour écrivain accompli, Manguel raconte les souvenirs qui lui sont restés de ces moments privilégiés auprès du grand homme.
Comme Borges lui en fait la remarque un jour, « tout écrivain laisse deux œuvres : l’œuvre écrite et l’image de lui-même ». De l’œuvre écrite de Borges, Manguel parle peu dans cet opuscule, la lecture étant au centre de leurs rencontres. Il retiendra les préférences de l’écrivain en matière de lecture, quelques-uns de ses commentaires et critiques et de rares anecdotes. Parlant de son écriture, il mentionne son riche vocabulaire et son style dépouillé, ses thèmes favoris et des idées qui lui ont valu alors les foudres de la critique. Il soulignera comment l’aveugle a écrit, dans sa tête, ses dernières œuvres, dictant ses textes à quiconque se trouvait près de lui, et comment il mémorisait les conférences qu’on l’invitait à prononcer.
Le portrait de l’homme est plus détaillé : un cérébral ascète, indifférent à la réalité matérielle, tout investi dans le monde des livres. L’homme a le sens de l’humour, fréquente quelques vieux amis versés eux aussi dans la littérature, adore marcher dans les rues de la ville et aller au cinéma, même si un accompagnateur doit lui décrire ce dont la cécité le prive. Il dit pouvoir connaître l’amour dans la littérature, car il ne semble pas avoir entretenu de rapports intimes avec quiconque. Manguel déplore que, malgré son humanisme, Borges adhère à certains préjugés, dont celui voulant que l’Africain soit de race inférieure, vu l’absence d’une culture africaine de valeur universelle. Chose étonnante, Borges se faisait une piètre opinion de monuments de la littérature tels les Flaubert, Stendhal, Maupassant, Balzac, Proust et j’en passe et non des moindres. Ses prédilections ? Les littératures anglo-saxonne et allemande surtout.
Qui a lu des ouvrages d’Alberto Manguel lui reconnaîtra certains traits de parenté avec Borges, notamment la compagnie des livres et la fidélité aux œuvres anciennes.