Depuis une quinzaine d’années, Daniel Pigeon poursuit, sous le radar médiatique, une œuvre originale dans le corpus québécois contemporain. Influencé par la littérature latino-américaine, l’écrivain met en scène le Brésil tant dans ses éléments les plus exotiques (plage, sexe, candomblé, violence) que singuliers (tensions sociales, mobilité), fruits d’une réelle connaissance du pays et de sa littérature. Il est certes moins connu dans ce créneau intéressant que Pierre Samson, mais ses romans La proie des autres et Dépossession possèdent une force et un souffle mieux maîtrisés que ce que fait Claire Varin à partir d’une même expérience. Nouvelliste de métier, il récidive avec Chutes libres, recueil qui puise, à la manière d’Hémisphères qui entamait sa carrière, à la fois dans le contexte actuel québécois (affirmation homosexuelle, violence des gangs, sexualité extrême) et dans les nouvelles pratiques culturelles mondialisées où les échanges avec l’Amérique latine sont mises à profit pour ouvrir l’imaginaire national.
L’intérêt du recueil tient moins à son organisation centrée sur diverses thématiques qu’à la description brute, sans moralisme, d’un monde dominé par la sexualité, le désir, l’imagination débridée, la transgression banale, que ce soit ici ou ailleurs. Les nouvelles adoptent fréquemment l’effet du témoignage et c’est dans cette tonalité que Pigeon brille, parce que les aveux que les personnages évoquent sont ambigus, et par là intrigants. Ses nouvelles succinctes manquent parfois de tension et d’effets, puisque son style tend à un certain lyrisme et à une cadence créée par l’accumulation, éléments qui s’affirment mal dans la brièveté, mais le talent de raconteur ressort dans ses récits plus substantiels, laissant place aux apartés, aux jeux sur les temporalités et aux retournements. L’autobus est un lieu d’observation privilégié, où l’impromptu survient, où les inconnus se toisent, et c’est là que Pigeon produit ses textes les plus convaincants, dont « D’absence et d’amertume » et « Frissons », qui mettent en parallèle l’expérience culturelle du transport collectif en Amérique latine et à Montréal. Au contraire, lorsque le nouvelliste opte pour l’intervention sociopolitique (parade de la fierté gaie, malbouffe, etc.), ses récits tombent dans les clichés, dans les propos transparents. Heureusement, le recueil a le mérite de construire une réalité transnationale en jumelant sans complaisance les expériences du continent sous l’angle d’un imaginaire de la fin.