Il existe peu d’écritures aussi sensibles et déchirantes, aussi charnelles que celle du romancier Philippe Besson. Après le troublant Un homme accidentel, il nous propose maintenant La trahison de Thomas Spencer. Cette fois encore, Besson nous met en présence des désordres du désir et nous force à explorer les limites qu’un homme peut être conduit, par amour, par passion, à transgresser.
L’histoire est celle de l’amitié qui unit Paul Bruder et le narrateur Thomas Spencer. Amis d’enfance pour la vie, tendres complices d’adolescence, ils sont à bien des égards tout l’un pour l’autre : l’épaule où pleurer, la main à retenir, les lèvres auxquelles se pendre. Ensemble, ils partagent le désœuvrement des jours d’été, l’appel des grands espaces à découvrir, les inoubliables frissons de toutes ces grandes premières qui feront plus tard de la jeunesse le plus insoutenable des deuils à porter. La force première de Besson ‘ et pas seulement dans ce livre-ci ‘, c’est de toujours parvenir à maintenir à portée de main, à flanc de caresse, cette étrange et secrète profondeur de toute amitié : le désir. Car il n’y a pas d’amitié véritable, pas d’intimité sans un immense et insatiable attrait pour le corps de l’autre, et ce, quel que soit son sexe. En effet, ce que nous aimons chez les êtres que nous aimons, n’est-ce pas d’abord leur corps qui nous le donne à aimer ? Un froncement de sourcils dans la lumière trop crue, une veine saillante sur l’avant-bras, un certain drame dans le regard, une douce retenue dans la voix ?
Or, en embrassant ces rencontres importantes, marquantes, c’est la vie que nous embrassons, la vie dans ce qu’elle a de plus inattendu, de plus surprenant, de plus saisissant. C’est la vie entière, celle-là même qui aura tôt fait de se charger de nous pousser vers d’autres rencontres. Et c’est là que se jouera le drame de Thomas Spencer : aimer Claire MacMullen. L’aimer au risque d’anéantir son meilleur ami. Que choisir entre honorer les serments passés et céder aux promesses d’avenir ? Refuser la passion amoureuse par fidélité amicale, est-ce alors trahir le mouvement même de la vie, la raison même de la chair ? Une chose est certaine : quelqu’un perdra, quelqu’un souffrira à mort, quelqu’un s’en voudra à mort. Et, pire que des blessures, les traces de toute cette histoire seront de véritables trous, d’atroces vides, de terribles béances où sombrer sans merci.
Le roman de Besson, sous un récit tout simple, cache de grandes hantises : ne sommes-nous pas tous, chacun d’entre nous, du seul fait d’appartenir au vivant, donc au mouvant, voués à trahir ? Ne sommes-nous pas tous à la fois et le pire et le meilleur, l’un et l’autre de surcroît impossibles à départager ? Lequel d’entre nous peut affirmer n’être pas fait de mille bévues et de mille ratés, de mauvaises décisions et de choix douteux, de bonheurs massacrés et de désastres encore lancinants ? Et surtout lequel peut dire si l’on se remet un jour d’avoir déçu ?