Un livre de Pierre Vadeboncoeur est un événement dans la pensée au Québec. On ne s’en avise pas assez. Sans doute parce qu’il ne pense pas selon l’air du temps – ce qui est précisément une raison pour nous arrêter, pour écouter cette voix qui parle sans enflure et qui touche si juste. Il nous éduque à la lucidité, la chose du monde la moins bien partagée. Il ne joue pas les Cassandre annonciateurs de mauvaises nouvelles, ne prétend pas au rôle de pédagogue, refuse encore plus celui de maître à penser. Et cependant quelle force il manifeste dans sa position d’éclaireur vigilant et quel élan il sait nous donner !
Sont parus simultanément deux livres nouveaux, bien différents comme les titres suffisent à l’indiquer, et complémentaires. L’un tourné vers l’actualité politique, Les grands imbéciles, l’autre, La clef de voûte, vers l’exploration intérieure, la conscience, la foi.
Le premier rassemble des chroniques publiées pour la plupart dans Le couac et L’action nationale de 2006 à 2008, certaines brèves, d’autres plus développées, toujours incisives. Comme on peut s’y attendre elles ont pour objets les (tristes) ténors de la politique québécoise, canadienne, américaine de l’heure. Mais au-delà de ces cadres elles analysent des pratiques partout répandues, qui se ramènent toutes à la tromperie généralisée, par les politiciens eux-mêmes, par l’information, ses silences et ses équivoques, par la propagande en ses formes les plus sournoises. Des preuves de choix : les interventions américano-canadiennes en Irak et en Afghanistan. En un mot comme en cent : le mensonge.
« De toute nécessité il importe de dire les choses telles qu’elles sont ou telles qu’on pense qu’elles sont effectivement… Le but de mon livre est d’aller droit devant soi… un livre intransigeant… » (p. 13). Nécessité, intransigeance : ces mots pourraient caractériser l’œuvre et l’action de Vadeboncoeur. Une fois de plus, dans la ligne d’Un génocide en douce, il exerce son art de mettre le doigt sur les dérives, les inconséquences et les pièges d’une politique, quel que soit le parti qui la fait. Le néoduplessisme au Québec, la complicité active du gouvernement canadien à l’impérialisme américain, sont les cibles favorites de Vadeboncoeur (mais son livre contient aussi un portrait de Trudeau fort nuancé qui met à mal des préventions répandues). Certes, quelques textes se répètent, qui auraient pu être écartés de l’ensemble (en particulier sur la hâte de certains péquistes à tenir un référendum), peut-être aussi la dernière section (consacrée à Mario Dumont) mais ces pages, par leur verve caustique, donnent bien du plaisir au lecteur ! Et surtout Vadeboncoeur débusque avec la plus grande sûreté les vieilles ficelles politiques qui nous sont données comme des nouveautés « rafraîchissantes »…
L’indignation, par exemple face à la manœuvre fédérale qui a engagé l’armée canadienne en Afghanistan, est partout perceptible en ces pages. Loin d’aveugler leur auteur, elle l’éclaire. Elle ne se répand pas en attaques en tous sens mais se concentre sur quelques cibles qui se trouvent ainsi placées en pleine lumière. Le livre, en dépit de sa modestie avouée et de ses limites qu’impose l’actualité, témoigne, parce qu’elle est ici pleinement exercée, de la fonction critique de l’intellectuel : une nécessité, pour reprendre au sens fort le terme de Vadeboncoeur, dans la société.
Les thèmes, le ton, le propos de La clef de voûte sont évidemment tout autres. Et pourtant on ne peut s’y tromper. À la perspective extravertie d’un homme engagé depuis des décennies dans l’action politique et sociale, répond, l’une appuyée sur l’autre, l’une nourrie de l’autre, la réflexion philosophique. Terme commode pour nommer la démarche de Vadeboncoeur, et néanmoins impropre, car cette démarche n’emprunte pas les voies reconnues ou imposées par les universitaires qui en font souvent leur chasse gardée. Préjugé ou présomption de sa part ? Il s’en explique. D’abord les philosophes ne lui offrent que négations et pessimisme alors qu’il est l’auteur d’un Essai sur une pensée heureuse. « Ils (les philosophes) ne savent pas ce que c’est que le bonheur. Ils ont cassé l’espérance et d’ailleurs aussi les deux autres vertus théologales. » (p. 56) Vocabulaire insolite et inaudible aux oreilles contemporaines… Mais Vadeboncoeur persiste :0«0Le sentiment gouverne mes pensées0» (p. 64). La déclaration est pour le moins risquée, et pourrait même être prise pour une déclaration de guerre ! Il serait absurde d’y lire l’apologie romantique du sentiment au détriment de la raison : il s’agit en fait de restaurer une forme de rapport que nous établissons avec la réalité. L’auteur précise et réaffirme le caractère concret de sa réflexion sur l’absolu : « Je suis dans la vie et non dans la spéculation ».
Une seconde raison le tient à distance des philosophes : sa nourriture intérieure, il la reçoit de l’art, de la poésie, de « l’âme croyante ». Ainsi il a consacré un livre à Rimbaud et maintes fois rendu hommage à Borduas et Miron dans d’autres ouvrages. Celui-ci est dédié à Bernard Émond, le réalisateur de La neuvaine et de Contre toute espérance, le premier essai du recueil lui étant consacré. Certains jugements à vrai dire simplifient. Par exemple : « ce réalisateur […] a introduit le silence dans le cinéma », ce qui est oublier Bresson et Antonioni, mais l’important est bien saisi de ce « cinéaste du recueillement » et de l’art qu’il pratique. Vadeboncoeur s’y reconnaît : « Je n’écoute pas ce qui se dit, j’écoute ce qui se tait » (p.39). La phrase résume sa position propre et sa démarche. Dans ce livre comme dans les Essais sur la croyance et l’incroyance elle consiste à cerner l’indicible ‘ c’est-à-dire, par un paradoxe dont on ne peut se dégager, l’approcher par des mots, « faire le siège de l’inconnu ». Il est perceptible en nous, dans notre conscience et notre âme et c’est donc là, dans la mesure où ce terme garde ici une pertinence, qu’il peut être appréhendé. Là aussi est le cœur de ce livre : l’expérience intime de l’inconnu. Le fait premier, dit Vadeboncoeur, est « l’attention fixée sur l’Objet de mon désir. » Elle n’a pas à être justifiée, elle annule le discours critique, le commentaire, voire la réflexion philosophique car il faut distinguer l’ordre de la raison et l’ordre de la mystique, celui-ci n’étant pas réductible à celui-là. L’auteur le réaffirme : « La foi ne se discute pas » et, ajoute-t-il, elle est « permission de penser ». Alors que pour d’aucuns elle serait plutôt la suspension, voire l’empêchement de penser… Bel exemple, encore une fois, de l’art de retourner les idées reçues. En effet : dans cet « acte initial de confiance à ce que l’on ne sait pas encore mais que l’on découvrira peut-être » (p. 19) se révèle la possibilité de créer, qui est « mouvement de l’incréé », de laisser venir les mots qui se présentent. Parmi eux, le sacré, qui comme l’art et la poésie, est souverain car il résiste à toute tentative de le nier. Il est la clef de voûte.
Pages les plus exigeantes du livre, qu’on ne peut que paraphraser et citer tant la formulation est nette, lapidaire, incisive. Nous y voyons la pensée en train de se faire, que la phrase rend fidèlement en sa progression pas à pas, par le refus de l’amplification et de l’inflation verbales, dans l’économie, voire la nudité du langage. Cependant les rappels autobiographiques ne sont pas gommés, ils se présentent pour appuyer le propos et en éclairer les origines. Loin de rompre avec la tradition morale et les valeurs qu’il a reçues dans son enfance, Vadeboncoeur les assume pleinement. Elles lui permettent d’observer le présent, « siècle pauvre », où s’est perdue la notion de faute à laquelle se substituent l’indifférence et le relativisme qui veut que tout soit aussi bon que n’importe quoi. Par contre la société moderne s’est donné des boucs émissaires, les terroristes, les intégristes musulmans, les états voyous ayant pris la relève du communisme et des Rouges, et le post-modernisme dont on fait si grand cas n’est qu’un énorme « fatras ».
Certes l’analyse parfois va vite et demanderait à être complétée et nuancée. De même que ranger sans distinction « les philosophes » dans une catégorie, parler de « la modernité » constitue un amalgame trop sommaire : cette modernité n’est pas que laxisme et incohérence. Elle œuvre aussi à la défense des droits humains, à un idéal de justice, à l’émergence d’une conscience planétaire. Cependant la pertinence de l’analyse en sa globalité ne peut guère être contestée. Vadeboncoeur décrit (par exemple dans la littérature mais cela vaut pour d’autres domaines) ce que pourrait être la critique. Elle devrait faire confiance, « accueillir, recevoir, mettre en valeur, réverbérer » (p. 159), non plus réfuter et discuter mais accompagner une démarche. Donc adhérer. J’adhère !
Ce livre jamais gratuit, à la fois modeste et qui impose sa vigueur de pensée, comme toute l’œuvre a un effet profondément tonique sur le lecteur. Vadeboncoeur pose d’abord des questions pour lui, celles-là mêmes auxquelles nous ne pouvons échapper. Il dit appartenir à un siècle passé ou futur, sans passéisme ni nostalgie, observant la brutalité et le vide du monde actuel sans acrimonie mais non sans douleur, contemplatif et, il faut le dire, serein. « Je suis parti vers d’autres horizons. » Il nous aide à les regarder avec lui.