Régine Robin est professeure au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal ; on la connaît notamment pour son travail en sociocritique et en littérature, mais également pour ses essais sur l’identité, la mémoire collective et l’autofiction. Cosmopolite par ses origines – d’abord Juive française, puis Québécoise –, Régine Robin s’attarde dans Mégapolis à écrire la ville sous la forme de déambulations poétiques. Tout au long de Mégapolis, le lecteur oscillera entre l’essai et la fiction dans la façon à la fois théorique et impressionniste que l’auteure a de s’approprier cinq mégalopoles : New York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires et Londres.
À New York, on arpente la ville par ses lignes de métro et dans le recensement de films, d’essais et d’expositions de photos nous livrant son mythe et l’imaginaire collectif de ceux qui y vivent. Quand l’auteure nous parle au deuxième chapitre de Los Angeles, c’est en suivant à la trace Harry Bosch, un inspecteur de police des romans de Michael Connelly, mais aussi par ses symboles dont Marilyn, figure emblématique d’une ville dont la profondeur est masquée, maquillée sous ses flashs et ses lumières. Dans la troisième partie, « Tokyo : la ville flottante », Régine Robin constate que percer Tokyo n’est pas une aventure simple, et à travers les clichés, le cyborg, les films de série B, le Japon reste impénétrable, on y est lost in translation, à l’image du film de Sofia Coppola. L’auteure s’attaque en quatrième partie à Buenos Aires en nous livrant les ingrédients de son mythe fondateur : la ville, la nuit, le bistrot et le tango. Buenos Aires est aussi la ville de l’écrivain argentin Borges dont l’interprétation n’est plus que nostalgie aujourd’hui, effacée dans l’urbanisation galopante. En cinquième chapitre, dans « L’Europe aux nouveaux parapets : Londres », Régine Robin illustre la difficulté de cerner cette ville aux paysages bigarrés par ses déambulations dans le métro et par le roman Bleeding London de Ian Sandin qui relate les obsessions d’un guide touristique pour les tracés et les rues de Londres.
En nous proposant un parcours ponctué de citations littéraires et cinématographiques traitant des villes, Régine Robin fait de Mégapolis un essai très riche mêlant faits et fiction où la question du double, importante dans les romans de Robin, resurgit. À chaque croisée de chemins dans différentes villes, l’auteure est poursuivie par une femme qui marche, personnage d’une série de photographies de l’artiste canadien Michael Snow. Si au départ l’exercice est intrigant, il devient un peu répétitif en cernant trop souvent la dépersonnalisation vécue en centres urbains. Néanmoins, en fermant Mégapolis, la fascination pour le banal, la poésie quotidienne et l’amour insatiable des villes de Régine Robin a fait son chemin jusqu’à nous et donne envie de partir flâner et de nous perdre en terrain inconnu.
EXTRAITS
L’imaginaire des villes est ainsi fait d’images cristallisées, référentielles, d’épaisseurs de sémiotisations, de pluralisations de sens ou, au contraire, de répétitions, d’images figées, stéréotypées. Imaginaire du cliché, au second degré. « Il n’y a plus d’images, il n’y a que des clichés », fait remarquer Werner Herzog à Wim Wenders, lorsqu’ils se trouvent au sommet d’une tour à Tokyo, propos démentis par la force des images de Wenders. […] C’est pourquoi je propose à mon lecteur, avant même qu’il me suive dans mes déambulations, d’abandonner une notion qui nous encombre et nous empêche d’accéder à cette poétique des mégalopoles que je poursuis avec ardeur et véhémence, celle d’« authenticité ».
p. 47-48
De la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, cet introuvable flâneur n’a donc pas disparu mais il s’est transformé. Ce n’est pas seulement le tissu urbain qui a changé, mais les conditions de possibilité de la flânerie et de sa mémoire. Les parcours, les itinéraires, les trajets sont modifiés. Piéton, automobiliste, usager des transports en commun ou des taxis, consommateur, arpenteur des grandes surfaces, des centres commerciaux le long des autoroutes, nouveau nomade, le flâneur continue de se perdre dans les villes, car on se perd encore dans le labyrinthe des villes. On peut même, luxe suprême, y perdre son temps. Les passants, les artistes et les écrivains, accompagnés de l’ombre des sans-abris, ont mis au point des dispositifs complexes pour réinventer la déambulation, la traversée des mégalopoles, pour transformer notre regard, notre rapport à la ville, pour piéger nos habitudes, nos horaires, nos parcours obligés, pour faire que nous puissions simplement y trouver une place sans nous y installer.
p. 89
Marilyn est prisonnière de son image de symbole sexuel, de belle femme, de belle chair. […] Elle a fini par coïncider avec l’image qu’elle projetait d’elle-même, par n’être plus que son image, par se trouver perpétuellement en représentation, par faire corps avec ce corps d’illusion sans lequel elle n’était plus rien. […] Son drame a sans doute été de ne pas avoir su négocier l’écart entre son image, ses mots et sa voix, l’importance de l’absence d’image dans l’invisible travail des paroles. Los Angeles coïnciderait-elle trop avec son image, ses images, ses clichés positifs ou négatifs, euphoriques ou dysphoriques ? La ville serait-elle dans l’impossibilité de creuser une distance entre les miroirs que le cinéma lui tend en permanence et ce qu’elle est vraiment, une mégalopole californienne ? Serait-elle, en face de l’omniprésence de l’image, incapable de trouver ses mots, sa voix ?
p. 178-179
Rien de plus facile que de succomber aux clichés, images d’Épinal, à la réputation sulfureuse de Buenos Aires : Borges, Cortázar et Gombrowicz, les femmes très maquillées, les danseurs de tango dans leurs déhanchements érotiques, leurs postures hiératiques, Gardel et les bandonéons, Evita Perón représentée par Madonna ou mille fois réinventée, Maradona, la drogue et la passion du football. Ville tragique avec ses dictatures sanglantes, ses disparus, ses crises, sa splendeur perdue, ses intellectuels nostalgiques longtemps exilés au bout du monde, ses psychanalystes. […] J’avoue que je n’ai pas su détourner ces images que j’avais déjà à l’esprit avant d’y venir pour la première fois. Ces clichés, il faut se les approprier en acceptant de jouer au touriste, de suivre des itinéraires obligés. […] Ce n’est peut-être pas la ville réelle que je rencontre, mais, on l’a compris, cela fait longtemps que j’ai renoncé aux fantasmes d’authenticité.
p. 273-274