Œuvre de lucidité, Journal d’une année noire du Nobel J. M. Coetzee pourrait se rapprocher d’autres livres-testaments d’écrivains célèbres nés avant ou pendant la Seconde Guerre, comme Un homme de Philip Roth ou Pelures d’oignon de Günter Grass, dont on a déploré le narcissisme ou la paresse, s’il n’y avait dans le texte de Coetzee une profonde conscience des faiblesses qu’entraîne la vieillesse. Ces faiblesses donc, que l’on reconnaît dès le départ dans les réflexions parfois trop larges du narrateur, sont nommées par des personnages secondaires, comme autant de doubles de l’auteur dans les dialogues solipsistes de cette œuvre : « Je vous dirai que vos opinions tranchées sur les questions politiques ou les choses de ce genre ne sont pas ce que vous écrivez de meilleur [ ], peut-être parce que vous n’êtes plus trop dans le coup ».
Chaque page du Journal d’une année noire se divise graphiquement en trois parties, que séparent des traits horizontaux. D’abord, une suite de textes où un écrivain australien d’origine sud-africaine – comme l’auteur – nous fait part de ses « opinions tranchées » sur la politique australienne, le terrorisme, la pédophilie, la musique, etc. Vient ensuite la voix de sa séduisante secrétaire, qui commente l’homme derrière ces opinions, seul, trop vieux pour aimer et être aimé. Ses propos n’apparaîtront qu’après une quarantaine de pages. Dès le départ, d’abord à la suite des « opinions tranchées », puis figurant au bas de la page, un large bandeau nous introduit aux pensées de l’homme, happé par la beauté de cette femme qu’il convaincra de travailler pour lui. Dans un deuxième temps, aux deux tiers du roman, comme une œuvre en mineure, un « Second journal » au ton beaucoup plus personnel, influencé par la présence de la femme, précédera les deux bandeaux. Si le début nous apparaissait comme un jeu habile, sans plus, les réseaux souterrains qui relient les voix les unes aux autres viennent rapidement complexifier cet exercice pour faire entendre une musique en contrepoint. Et l’air est profondément triste.
Une œuvre qui, avec tout ce que cela a de contradictoire, érige l’honnêteté comme valeur absolue. Cette façon détournée, ou pudique, de dire la « vérité » sur la vieillesse a quelque chose d’émouvant.