Dans l’histoire de la bande dessinée au Québec, octobre 1979 est une date charnière : c’est à ce moment que paraît le premier numéro de Croc. Ce magazine humoristique, fondé par Hélène Fleury et Jacques Hurtubise, consacre la moitié de son contenu à la bédé. Son succès, contre toute attente, est immédiat : dès le huitième numéro, le tirage est de 50 000 exemplaires. Selon Mira Falardeau, ce magazine jouera « un rôle de catalyseur dans tout le milieu », car il permet pour la première fois à la « BDK » (pour bande dessinée du Québec) de s’exposer à grande échelle tout en rémunérant les auteurs, chose rarement vue auparavant.
Il faut dire qu’il s’agit d’un art longtemps négligé. Au début de la presse écrite, vers la fin du XVIIIe siècle, la caricature, l’ancêtre de la bande dessinée, ne figure pas parmi les priorités éditoriales. Les rares auteurs qui sont publiés signent souvent d’un pseudonyme afin d’éviter des possibles démêlés avec la justice. Puis, au début du XXe siècle, c’est l’invasion des comics des voisins du Sud, à très bas prix. En 1940, Ottawa vote une loi limitant l’importation de produits étatsuniens – ce qui comprend les bandes dessinées – pour que les journaux laissent une place aux auteurs locaux. Mais là encore, ce n’est pas une sinécure. Il faudra attendre l’arrivée de Croc, puis de Safarir, pour que la BDK se fasse connaître du grand public.
Mira Falardeau, qui signe ici un second livre sur le sujet, retrace les origines de la bande dessinée au Québec et remonte le fil du temps jusqu’aux auteurs actuels. Ce faisant, elle dépeint aussi l’histoire de son évolution technique. Car si au début les illustrations accompagnent le texte, petit à petit, le dessin en vient à supporter à lui tout seul l’action, tandis que les dialogues apparaissent dans le cadre. Il n’en fallait pas plus pour voir la naissance du phylactère, principale caractéristique de la bande dessinée contemporaine. Falardeau analyse ce renversement, et poursuit avec une explication complète à propos des techniques et du vocabulaire de la bande dessinée. Puis, retraçant les principaux modes d’édition, dont les fanzines, les périodiques et les albums, l’auteure montre le chemin parsemé d’embûches parcouru par ces artistes souvent peu reconnus. Heureusement, au cours de la dernière décennie, la BDK s’est taillé une place au soleil, et certains dessinateurs connaissent aujourd’hui un certain succès.
À travers les pages de ce livre, Mira Falardeau effectue un superbe exposé, présentant les principaux instigateurs et artistes du neuvième art au Québec. Détail décevant, l’auteure calcule la proportion de BDK offertes en librairie, mais sa méthode, visiblement inadéquate, ne peut qu’être critiquée. Un travail bâclé dont le résultat aurait pourtant été fort instructif s’il avait été convenablement conduit. De plus, il faut souligner qu’à quelques reprises, l’auteure se permet des opinions politiques lourdes de partisanerie et de militantisme, ce qui vient inutilement détourner le propos.
À l’inverse, le lecteur aurait sans doute apprécié que l’auteure s’avance plus souvent à décrire le style artistique de chaque dessinateur, ce qui aurait permis de mieux apprécier les nombreux extraits qui accompagnent tout l’ouvrage. Le meilleur exemple est lorsqu’elle présente Jimmy Beaulieu, affirmant qu’il est « le plus pur représentant de la BD intimiste, son dessin effleure la page ». Pareil commentaire permet de mieux saisir les nuances entre les différents styles de dessinateurs, élément hautement important dans l’appréciation globale de ce type de livre.
Bref, un ouvrage instructif et passionnant, qui touche la cible, à savoir donner envie de découvrir des auteurs de la BDK. Un livre qui laisse aussi l’impression qu’il ne s’agit là que de prolégomènes à un futur ouvrage, pourquoi pas, un dictionnaire des auteurs et dessinateurs de bandes dessinées du Québec ?