Dans les années soixante et soixante-dix, le théoricien Tzvetan Todorov a grandement contribué au succès d’un important mouvement d’étude littéraire formaliste. Originaire de la Bulgarie, un pays totalitaire à l’époque, il cherchait ainsi à échapper à la censure de l’idéologie dominante en abordant la littérature à partir de ce qui est sans contenu idéologique : procédés stylistiques, structures immanentes, formes narratives, etc. Aujourd’hui pourtant, dans un petit opuscule, il dénonce ce qu’il appelle une « conception étriquée de la littérature » qui depuis quelques décennies, en France en particulier, prédomine dans l’enseignement et dans la critique. En ne considérant dans les œuvres que ce qui relève de leurs traits formels au détriment de ce qu’elles nous disent du monde dans lequel nous vivons, l’approche formaliste nous détournerait de l’une des fonctions capitales de la littérature : donner du sens à notre existence, « nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre ». C’est surtout au sujet de l’enseignement de la littérature au secondaire que Todorov se fait le plus alarmiste. Selon lui, on a confondu la fin et les moyens : au lieu de tenter de saisir le sens des œuvres littéraires à l’aide de méthodes appropriées, on se sert plutôt des œuvres pour illustrer le fonctionnement des méthodes d’analyse. D’où, ajoute-t-il, le « désintéressement croissant que [l]es élèves manifestent à l’égard de la filière littéraire », réduite généralement à l’apprentissage de théories et de concepts abstraits. La critique, et plus particulièrement la critique condescendante à l’égard de ce qui ne correspond pas aux arcanes de la beauté formelle, gagnerait également à reconnaître que toute littérature, de la plus élitiste à la plus populaire, a quelque chose à nous apprendre. « Libérer la littérature du corset étouffant dans lequel on l’enferme, fait de jeux formels, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste », précise Todorov, pourrait « entraîner la critique vers des horizons plus larges, en la sortant du ghetto formaliste qui n’intéresse que d’autres critiques et en l’ouvrant au grand débat d’idées dont participe toute connaissance de l’homme ». Continuer à nier cette évidence, pourtant reconnue bien souvent par les enseignants et les critiques eux-mêmes, met aujourd’hui « la littérature en péril ». Todorov garde malgré tout espoir car le lecteur ordinaire, lui, n’aurait jamais cessé de chercher dans les œuvres ce qu’il lui faut pour voir le monde autrement et mieux comprendre le sens de son existence. « Et c’est lui qui a raison », d’avouer le théoricien.
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