La folle d’Elvis, le recueil de nouvelles qu’André Major a fait paraître au début des années quatre-vingt, m’avait laissé le souvenir d’une écriture rapide, incisive, nerveuse, efficace, et je m’étais toujours promis de remonter le fil de l’œuvre. Mais c’est le temps qui s’est défilé, multipliant les promesses non tenues. Je me suis donc plongé dans la lecture de L’esprit vagabond avec le sentiment d’un rendez-vous sans cesse reporté.
L’esprit vagabond se présente au lecteur sous l’appellation « carnets », laissant entendre qu’ils regroupent de manière éparse les réflexions de l’auteur sur l’écriture, les faits divers qui trament le quotidien, les jalons d’une œuvre en construction – ici La vie provisoire à laquelle travaille André Major au moment de l’écriture de ces carnets. Mais rapidement les carnets empruntent la voie, la forme du journal intime, ce dont convient lui-même le diariste : « Ce journal – car c’en est un quand je ne passe pas un jour sans y mettre mon grain de sel -, c’est en le relisant que j’en évalue l’effet, qui est de me purger l’âme dans le moment même où je m’y expose, et de favoriser une identité élargie, enrichie même par le recours au langage ».
Se purger l’âme. André Major a accumulé nombre de frustrations au fil des ans : reconnaissance timide d’une œuvre qui compte pas moins d’une vingtaine de titres (poésie, théâtre, romans, nouvelles, carnets, correspondance), agacement répété à l’égard des multiples penchants et travers d’une société en mal d’identité qui se cherche une maturité d’emprunt (André Major s’attaque particulièrement à deux icônes, deux symboles d’affranchissement de la société québécoise – ou qui nous sont présentés tels : le souverainisme et le féminisme contre lesquels toute forme de critique lui apparaît honnie sous peine de passer pour rétrograde). À l’instar de Montaigne, de Witold Gombrowicz et de bien d’autres libres penseurs dont il se réclame, André Major ne tolère aucun diktat et se révèle impitoyable devant la bêtise, et encore davantage devant sa consécration.
Les carnets, écrits dans une langue qui ne souffre aucune approximation, retracent les années 1993 et 1994 qui ont précédé la parution de La vie provisoire. Entre deux coups de gueule, pourrait-on écrire, André Major laisse aussi place à l’homme d’âge mûr qui aspire à une plus grande quiétude, à l’apaisement que lui procurent ses fréquents séjours à la campagne où il se plaît chaque fois à endosser ses veilles fringues, qui lui vont mieux que le déguisement social auquel le travailleur doit s’astreindre. Les réflexions sur l’écriture demeurent sans doute les passages, à mes yeux, les plus intéressants, ceux où la réflexion de l’écrivain donne sa pleine mesure, se révèle la plus généreuse une fois délestée du poids de l’amertume. À cet égard, retracer les références littéraires de l’écrivain s’avère plus riche que suivre ses déplacements géographiques lorsqu’il ne nous donne des lieux visités que des indications secondaires, voire des impressions communes. Quant aux autres aspects du journal, ils nous rappellent, si besoin est, que tout écrivain est confronté aux mêmes grandeurs et misères de la vie en société, fait face aux mêmes obligations quotidiennes, et que la fugue est un art qui exige qu’on s’y consacre avec sérieux.