La marche du général William T. Sherman sur la Géorgie et les Carolines, à l’hiver de 1864, a porté un coup fatal aux forces sudistes et précipité la fin de la guerre de Sécession américaine. Cette célèbre « grande marche vers la mer », à laquelle participèrent 60 000 soldats et 25 000 civils (principalement des Noirs nouvellement libérés), a inspiré à Edgar Lawrence Doctorow un récit d’une force rare.
Sur cette page d’histoire sanglante, l’auteur de Ragtime met en scène une dizaine de personnages principaux autour desquels tourne une nuée de figures secondaires. Quelques-uns ont réellement existé, à commencer par Sherman lui-même et son état-major. La plupart sont inventés. L’auteur fait progresser son récit au rythme des arrivées et des départs dans la cohue qui suit l’armée nordiste.
Dans ce va-et-vient, on fera, par exemple, la connaissance de Pearl, jeune « négresse blanche » que Sherman prend sous son aile ; de Will et Arly, joyeux couple de déserteurs qui changent d’identité aussi facilement qu’ils changent de vêtement ; de Wrede Sartorius, chirurgien au cœur sec qui fait toutefois des merveilles quand il faut amputer ; de Mattie Jameson, épouse de planteur, que la mort de son mari et la perte de ses fils mèneront au bord de la folie ; d’Émily Thompson, jeune fille de bonne famille sudiste, qui tourne le dos à sa caste pour soigner les blessés des deux camps.
En entrelaçant ces destins individuels, Doctorow finit par donner à ce cortège de loqueteux une vie propre. « Imaginons un grand corps segmenté, écrit-il, une créature de trente kilomètres de long qui se déplace en se contractant et en se dilatant au rythme de vingt à vingt-cinq kilomètres par jour. » Le véritable protagoniste de La marche, c’est ce « grand corps » en mouvement.
Dans ce roman sans personnage principal, sans autre lien que son cadre pour fondre ensemble les histoires de chacun et sans suspens puisque l’issue de l’entreprise est déjà connue, Doctorow réussit pourtant à éviter le récit documentaire. Cela tient à son talent à rendre sensible le monde intérieur de ces êtres jetés dans le chaos de la guerre. Leur marche vers un monde nouveau, racontée par un écrivain au faîte de son art, constitue un émouvant condensé d’humanité et une grande réussite littéraire.