Passage révélateur. Quand Brian Mulroney offre à Derek Burney le poste de chef de cabinet du premier ministre, celui-ci répond candidement : « Mais je ne suis pas un stratège politique, Monsieur le Premier Ministre. Je suis un fonctionnaire qui a travaillé avec des gouvernements de toutes les couleurs politiques ». La riposte de Mulroney est immédiate et limpide : « Je n’ai pas besoin d’un stratège. C’est moi le stratège ». On ne saurait parler plus juste : pour le meilleur et pour le pire, Brian Mulroney est constamment préoccupé de stratégie. Ce qui ne veut pas dire que soit négligeable son bilan politique, économique et social.
Puisqu’il s’agit ici non d’une biographie, mais de Mémoires, le signataire a toute latitude pour placer les accents à son gré et négliger les épisodes qu’il préfère oublier. De cette latitude, Brian Mulroney use et abuse. Habilement, il confesse des erreurs mineures et facilite ainsi la mise en marché des éloges qu’il multiplie sur son règne et son leadership. Sa méthode présente cependant certaines garanties de fiabilité. Il cite en surabondance, en effet, les comptes rendus, les actes officiels résultant des négociations, le journal des débats… Le lecteur obtient ainsi une version moins impressionniste. Précaution importante, car Mulroney, dès qu’il le peut, embellit son rôle, magnifie ses réussites, atténue ses jurons, ne cite ses correspondants que dans leurs éloges. Sans le recours massif à des textes indiscutables, la crédibilité du reste serait frappée de leucémie. Même les nombreux extraits du « journal personnel » laissent songeur. Rien ne prouve, en tout cas, que les passages fastidieux qui ponctuent cette monumentale autobiographie sont d’origine et qu’ils n’ont subi aucune correction ou mise à jour. Qui le saurait sauf le diariste ?
Deux conclusions se dégagent. D’une part, même embelli et marqué par le nombrilisme, le bilan de Mulroney comme chef du Parti conservateur et comme premier ministre est plus impressionnant que ce qu’a retenu une presse engluée dans ses mauvaises habitudes. D’autre part, le calcul stratégique occupe tant d’espace dans l’esprit de Mulroney que même ses plus impressionnants exploits financiers ou politiques semblent toujours en devoir plus à l’habileté qu’à la conviction. Un procès d’intention serait facile.
En moins de dix ans de règne, Mulroney a infléchi les choix canadiens. Le libre-échange est né, la TPS a modifié les ressources du trésor public, de sérieux efforts, tel Meech, ont été investis pour rapprocher un Québec isolé et un Canada anglais sans grands remords, le Canada a pleinement occupé l’espace qui lui était assigné au G-7, lors des sommets de la Francophonie et du Commonwealth, etc. Pareille feuille de route résiste aisément à une comparaison avec celles de Jean Chrétien ou de Pierre Elliott Trudeau.
En raison de la personnalité de Mulroney, ce bilan demeure difficile à interpréter. L’homme est un médiateur, un intermédiaire, un rassembleur, un diplomate. Son credo découle de son expérience de conciliateur : un compromis est toujours préférable aux affrontements. Chiffres à l’appui, il sait que son parti ne peut prendre le pouvoir sans la Belle Province ; il conclut que le reste du Canada doit s’ouvrir au Québec. D’expérience, il sait que toute gouvernance requiert du leader du tonus, de la fermeté, le rejet des dissidences et des indiscrétions ; ses gestes s’en ressentent.
Une performance de calibre, mais dont on ignorera toujours la motivation profonde.