Ni présentation ni commentaire critique, cet essai, dans sa brièveté, va au cœur du sujet : son auteur a été bouleversé par la rencontre de l’œuvre d’Alberto Giacometti. Pourquoi le titre intrigant ? Ancrée dans la mémoire de Tahar Ben Jelloun, « la rue d’un seul » à Fès donne accès à un labyrinthe de passages étroits par lesquels pourraient se glisser des figures filiformes ; elle devient ainsi la métaphore par laquelle l’écrivain nous introduit à l’artiste. Les deux vivent, bien qu’elle s’exprime selon leurs voies propres, une même passion. Ben Jelloun croit en la proximité, plus, en la consanguinité des deux arts. « Quand je me mets à écrire une histoire, ce sont les mots – le bronze de l’écrivain – qui me guident comme si quelqu’un que je ne connais pas me l’avait racontée et m’avait demandé de la transmettre aux autres. » De leurs personnages, aucun des deux ne sait ce qu’il adviendra. Ils sortaient de Giacometti, ils l’habitaient, ils l’encombraient. Ils ressemblent à leur auteur – ou serait-ce l’inverse ?
Silhouettes décharnées, réduites au squelette, moins encore, à une ligne proche de se rompre, d’achever de se dissoudre et, paradoxalement, d’une prodigieuse présence. Elles sont nées d’une blessure – la naissance est cette blessure – et se mettent en mouvement pour franchir un désert illimité. Elles ont dû traverser d’innombrables épreuves. Peut-être survivantes d’un cataclysme, ou allant au-devant d’une destruction totale. Elles disent le dénuement, la pauvreté sans recours, la solitude. Fragiles et cependant d’une étonnante majesté. On ne sait où elles vont, elles sont en exil. Le ciel est vide. C’est ainsi que Giacometti voit la condition des humains, mais la question se pose : qu’est-ce qui pourrait mettre fin à l’exil, et où conduirait le retour de l’exil ? Il semble bien que Giacometti ne soit pas sorti de cet état, qu’il l’ait assumé jusqu’à la limite de ses forces. C’est tout ce qu’il sait et « il ne sait ce qu’il voit du monde extérieur qu’en le copiant ».
Ben Jelloun voit en Giacometti, l’homme qui marche, le double silencieux de Don Quichotte. Et plus encore celui de Beckett, dont l’un des personnages sans passé, sans avenir, sans identité aurait pu être conçu dans l’atelier du sculpteur. L’écrivain évoque une visite fantôme qu’il a faite en ce lieu. Dans un quartier perdu de Paris, une sorte de hangar encombré d’objets, de récipients, de morceaux de bois, « les archives de la solitude et d’une nuit interminable ». « Tout ici cherche l’issue. » Il imagine l’artiste dans l’ombre où lui apparaissent d’autres ombres, ses personnages. Giacometti va à leur rencontre, il tente inlassablement de les saisir, de leur donner forme, leur forme essentielle. Ils ont nom Annette la compagne, Jean Genet, Diégo le frère. Ou ils n’ont pas de nom. Leur visage se dessine, ils nous regardent droit dans les yeux, pour tenter de nous dire qui ils sont – qui nous sommes. Ils s’abolissent.
Un livre visuellement attrayant par sa présentation sobre, illustré de nombreuses reproductions de sculptures, dessins, vues de l’atelier. Un beau texte, dense, recueilli, méditatif même, d’un lyrisme discret, refusant toute concession à l’anecdotique, ému et émouvant, qui laisse entrevoir à travers une œuvre déchirée et profondément troublante toute la grandeur de la démarche créatrice.