Sans avoir la puissance et la profondeur du superbe roman Les failles de l’Amérique, la dernière fiction de Bertrand Gervais, L’île des Pas perdus, joue, avec une fantaisie nouvelle, dans des eaux similaires à celles du précédent récit. De prime abord construit comme un conte pour enfant, le roman finit par embrasser large en revenant sur les thèmes chers à l’auteur : la violence, la mort, la lecture comme interrogation du réel, la solitude, le caractère éphémère de la communauté.
Deux trames narratives constituent le récit, chacune d’elles s’appuyant sur le merveilleux, voire le fantastique. Le récit principal suit Caroline, une jeune fille vivant avec son père, qui à la suite d’un malheureux geste se retrouve du jour au lendemain sans pouces. Elle quitte alors son domicile et se rend au centre-ville de Montréal, à la recherche de ses précieux doigts disparus. Son équipée se transforme aisément en odyssée, et elle doit rapidement faire face à un gang, les zuggies, qui s’en prend à elle. Réussissant à leur échapper, elle poursuit sa route, rencontre des adultes indifférents (une cartomancienne, un professeur), d’autres jeunes comme elle, aussi désemparés, qui trouvent néanmoins dans les livres (dans leur commerce en fait) un moyen de survie. Caroline se lie ainsi d’amitié avec Tamaracouta qui l’initie à ses secrets. Dans une écriture inspirée de ce grand conte littéraire qu’est Alice au pays des merveilles, Gervais actualise l’éternelle quête de sens des enfants en la confrontant à l’itinérance, à la violence urbaine, à l’entraide. Plus encore, il fait du récit de Caroline une réflexion sur l’oubli comme thérapie et sur le récit comme manière de piger dans les nSuds de mémoire pour se créer du sens et une identité.
Le deuxième récit du roman sert à expliciter cette démarche et à orienter Caroline dans sa quête. Il s’agit de quelques pages, tirées du feu, d’un récit de voyage à l’île des Pas perdus, cité merveilleuse qui vit au rythme de ses rituels et de son architecture, créés par Saul Adde pour réorganiser son existence. Le grand mérite du roman de Bertrand Gervais est d’entremêler les deux récits de manière à illustrer les pouvoirs de la littérature, tant de l’écriture que de la lecture, ce qui fait de ce conte transformé par la violence contemporaine une fable sur la mémoire et l’oubli, ces deux façons de réagir et d’agencer les expériences vécues.