Le journaliste et écrivain Pierre Assouline se spécialise depuis belle lurette dans les écrits biographiques. Le portrait, lui, se place à mi-chemin entre roman et biographie (bien qu’il se réclame du premier genre et fasse appel à l’imaginaire), et réussit à marier les deux avec grand bonheur. Dans cette fascinante fiction, à laquelle on peut seulement reprocher d’être par moments légèrement bavarde, Assouline fait parler un tableau de maître, en l’occurrence le portrait de la baronne Betty de Rothschild, réalisé par Ingres en 1848.
Le roman débute vers la fin du XIXe siècle, à la mort de la baronne, cette grande figure de la vie parisienne qui a vu passer puissants, politiciens, artistes et autres érudits dans son fastueux salon de la rue Lafitte. Du haut de son mur, et à travers les demeures où elle sera accrochée, Betty de Rothschild, ou plutôt sa représentation immortelle, contemple la faune de l’aristocratie parisienne et commente la société de son temps et du passé récent. Surtout, à travers ses souvenirs inventés, savamment documentés par l’auteur, l’épouse de James de Rothschild trace le portrait grandiose et parfois pathétique de sa famille, clan d’une puissance presque inégalée mais aussi intensément envié et honni pour son appartenance juive. Une famille de banquiers dont les solides valeurs se transmettent de génération en génération et qui, par ses liens forts, tisse à travers l’Europe une vaste toile familiale et un empire quasi indestructible. Seul le temps, que voit passer la baronne, triste et philosophe, viendra défaire ce que des décennies de travail et de foi ont pu bâtir. À travers Le portrait, Assouline nous montre les rouages économiques et sociaux de la société française, ses travers, ses injustices (l’affaire Dreyfus, par exemple), mais aussi son goût pour le Beau et l’amorce du déclin de son hégémonie culturelle.
Véritablement, ce roman est fascinant. Il est en outre exquisément écrit, et on peut difficilement résister à l’envie d’en montrer la beauté à ceux qui feront la langue française de demain, nos enfants. L’un des thèmes centraux est l’antisémitisme, mais aussi la pusillanimité des hommes. Le roman, émaillé de mille anecdotes sur ce siècle, a ainsi souvent des accents balzaciens. Un parfum de nostalgie et l’expression de la profonde humanité de la baronne viennent alléger ce regard autrement fort lucide, souvent cynique, sur la condition humaine, spécifiquement celle des grands.