En réponse à une correspondante qui lui demandait en quoi consistait le très intrigant « cassé-bleu » dont il parlait avec son ami Nicolas de Staël, René Char lui suggérait en substance ceci : « Madame, pour approcher le cassé-bleu, celui par exemple du ciel infini, prenez une toile de Nicolas de Staël, comme ‘Les barques dans le port’ ou ‘Les mouettes’, ou bien encore tout autre chose, ‘L’Empire des Lumières’ de Magritte. Mettez outrageusement l’œuvre à l’envers, tête en bas, posez-la, reculez-vous et asseyez-vous confortablement bien en face. Et regardez. [ ] Quand nous en parlions ‘Nicolas et moi’, cette dimension nous apparaissait comme une caresse au-delà des yeux. Le cassé-bleu était là, distinct, au milieu de la mer rouge, du ciel jaune ou encore vert et des tables violettes. Après cette considération, on était comme différent ».
Dans son dernier recueil, Cassé-bleu, Tristan Malavoy-Racine propose un jeu d’échos à l’œuvre du célèbre peintre français d’origine russe. Seuil de l’ouvrage, la couverture évoque l’exceptionnel monde de lumière dans lequel vivait de Staël et la recherche d’une vérité située quelque part en deçà – ou au-delà – de la forme. Loin d’un réalisme qui dit trop, ou qui dit faux, certaines toiles comme certains poèmes ouvrent des voies vers l’essence du monde. Mais encore faut-il être capable de voir avant de dire. Ou même, plus indistinctement encore mais non moins intensément, de sentir. « La route a peu d’avance sur nos pas. La Terre se courbe en énigmes, en villes roses, en femmes qu’enfantent et avalent les nuages. Trois voiles griffent en silence des ciels de méthane, libèrent un rouge qui fera de la mer autre chose que la mer et pourtant la mer comme jamais. »
Déchiffrer les réseaux invisibles de sens ; délivrer la sève du monde vivant ; rapiécer les morceaux du temps déchiré par des limites arbitraires ; inviter à dépasser les conventions du regard afin de le réconcilier avec le réel : telles sont, entre autres, les vocations d’un art exigeant. Clarifiant. Les textes concis de Tristan Malavoy-Racine portent en effet, pour la plupart, la force de « couper la roche au couteau » et le pouvoir « par les formules d’une magie [ ] de déplier les nouvelles ossatures de l’instant ».
Se référant plus ou moins directement à l’œuvre du peintre, les quarante-cinq brefs poèmes de Cassé-bleu, grâce à une subtile transgression des normes syntaxiques, à une créativité affirmée dans le registre rhétorique et à une exploitation habile du potentiel phonique de la langue, disent à leur manière belle « l’énigme et l’abécédaire entrelacés ». Un recueil à lire et à offrir.