Non pas un dépaysement, mais plusieurs. Non pas une épopée, mais un enchaînement d’épopées. Le génie de Maurice G. Dantec, ce sera d’ailleurs non seulement de s’adonner à la démesure comme à un innocent match de ping-pong, mais de combiner l’immensité des perspectives et la minutie des détails. S’il décrit la nature, ce sera comme un Marie-Victorin en transe. S’il arme des tueurs, il les dotera de pistolets, lunettes, explosifs en fournissant le nom du créateur, les principaux utilisateurs, presque les numéros de série. Quand il assigne un itinéraire au convoi qui transporte jusqu’au cœur du Québec des milliers de bouquins en provenance de la bibliothèque vaticane, il décrit en témoin oculaire les avantages de la discrète route 216. En cela, il se montre un remarquable recherchiste. Ce n’est pourtant que la périphérie. On dépasse le stade du pittoresque quand Dantec plonge dans les secrets de la patristique et, surtout, dans la théologie de Duns Scot. Celui que ses contemporains qualifiaient à juste titre de « docteur subtil » semble s’être confié à Dantec, au point de l’initier aux mystères de son « principe d’individuation ». Bien malin qui fera la preuve que les pages, nombreuses et piégées, que consacre Dantec au scotisme ne sont qu’un placage. Peut-être par respect pour un théologien dont la « subtilité » ne s’embarrassait guère de pédagogie, Dantec se dispense de vulgariser…
C’est, sous couvert d’affrontements sanglants et de défis jetés à la technologie, à la naissance d’une nouvelle humanité que nous convie Dantec. Pendant un temps, la Métastructure a fait illusion. On la croyait apte à tout régenter, prompte à prévoir, à prévenir et à réparer les erreurs humaines, porteuse d’infaillibilité. On n’avait pas entrevu le prix qu’exigerait cette sécurité : la dépendance, l’uniformité, l’asservissement. « Jade Silverskin fait partie de cette génération qui a grandi avec la Métastructure. Il était enfant au moment où le culte de la vitesse était à son apogée. L’époque où l’on pouvait brancher son cerveau au Neuronet en quelques nanosecondes… » C’était la Grande Paix Universelle ? Peut-être, mais elle éloignait les humains du « risque de la pensée ». Quand s’épuise l’impulsion venue d’une Métastructure inhumaine, une autre domination se pointe à l’horizon : elle traite les humains en simples réservoirs de données informatiques. Il n’y a plus d’identité, plus de liberté. La mort survient dès que la personne a fini de réciter ses 1 et ses 0 et c’est par millions que meurent les récitants. La solution ? Elle viendra de l’aptitude des humains, de certains humains, à devenir à la fois uniques et apparentés, individués et membres d’un même corps, distincts et pourtant fervents des mêmes livres. À la clé, la possibilité d’une « immortalité en réseau organique ». Dantec évoque ainsi les doctrines qui, au fil des âges, ont promis le salut, l’immortalité, le Corps mystique du Christ… Les cavaliers de l’Apocalypse poursuivent leurs cavalcades successives, mais les humains retrouvent dignité et espoir. « Cela n’a pas empêché la Légende de continuer à vivre. Cela n’a pas empêché les manuscrits de s’empiler dans les caisses de munition, les uns à la suite des autres. Cela n’a pas empêché l’écriture de toujours prendre le risque de l’existence. »
Fièvre de la pensée, télescopage du français et de la langue américaine que semblent requérir les innombrables références musicales, syntaxe bousculée par un constant besoin de substituer une approximation à la précédente. Lecture exigeante, aux limites de l’ésotérisme.