Carnet du Front populaire ne relate pas toute l’histoire de cet important mouvement social et politique ; il s’agit davantage de notes non datées, prises entre 1935 et 1936, faisant principalement référence au changement de régime survenu dans la capitale française à partir de 1936. Lors de ce moment historique, le Front populaire permettait l’avènement d’un gouvernement de coalition dirigé par la gauche socialiste, une première dans l’histoire de la France.
Dans son excellente préface, Jean-Yves Tadié désigne ce Carnet posthume comme étant un « antijournal », faisant référence aux célèbres Antimémoires (1967) d’André Malraux (1901-1976), qui n’a jamais tenu d’autres carnets ni de journal intime. Or, pour Malraux, ce carnet ne devait pas être publié ; il ne s’agissait pour lui que de « notes d’instants significatifs pour être employées plus tard ». Sauf quelques exceptions signalées dans les notes de François de Saint-Cheron, cette matière première pour de futurs livres ne semble pas avoir été utilisée par la suite (mais il faudrait pour s’en assurer relire tout Malraux à la lumière de ces pages inédites).
Ce livre bref illustre éloquemment la méthode d’écriture de Malraux : il observe son entourage et capte, non pas des moments banals du quotidien, mais plutôt des instants privilégiés, qu’il raconte superbement et, ce faisant, qu’il transforme en littérature. Aussitôt, des situations insolites émergent. Quelques inconnus décrits en des termes imagés deviennent des personnages de roman : comme tel garçon de café, « de style notaire lyrique », qui se retourne en commentant irrespectueusement le choix d’un pastis, que l’écrivain vient de lui commander. Nous trouvons à plusieurs endroits la matière brute pour un éventuel roman, voire un film, par exemple lorsqu’il décrit une scène très imagée sur une page : « Une voix de marchand qui continue à crier sa marchandise dans la rue, – le cri arrivant par la fenêtre, au milieu du silence d’une situation tragique ». Nous sommes trois ans avant le tournage de l’unique film de Malraux, Sierra de Teruel (1939).
Pour le lecteur d’aujourd’hui, ces notes d’André Malraux sembleront peut-être éparses et inachevées, mais on appréciera, en plus de la description d’une période effervescente faite de crises, de grèves et de manifestations, l’énergie créatrice d’un grand romancier pour qui l’écriture servait autant à raconter qu’à évoquer l’immédiateté de chaque jour. Déjà, Malraux s’avérait être un témoin privilégié placé aux premières loges de l’histoire en train de s’écrire.