Non, les idéologies ne sont pas disparues, mais notre croyance en elles, si. Selon Jean-Claude Guillebaud, c’est d’abord et avant tout la conviction qui se trouve aujourd’hui mise à mal. S’engager ? Militer ? Plutôt être « authentique » et jouir de son prochain comme d’une marchandise. On a assez dit combien ce déficit de croyance se traduisait par le fétichisme de l’immédiat et de la surface. Ce qu’on ose moins avancer, par contre, c’est l’hypothèse de Guillebaud selon laquelle ce ne sont pas les religions qu’on veut percevoir comme intégristes et dogmatiques qui nous menacent, mais plutôt la folie qui s’est emparée de la croyance. Nous croyons tout et son contraire en changeant de chemise ou de jupe. Un point c’est tout ! Or sans croyance – c’est-à-dire sans force d’assentiment et de conviction -, le relativisme règne et nous voilà devenus incapables de penser. Nous décroyons.
Voyant la source de cette mélancolie létale dans les totalitarismes rouge et brun du XXe siècle, Guillebaud souligne l’importance, dans la banalisation de la barbarie, du rôle joué par la démocratie elle-même, celle-ci ayant démontré sa puissante capacité à promouvoir l’horreur, d’où des doutes insistants à l’égard de la morale qu’elle prétend soutenir. À l’époque de l’« autisme économétrique », tout se quantifie, les experts prétendent à la vérité objective de la science et le néonarcissisme devient l’antinorme tyrannique. Chacun revendique, se plaint, veut jouir au plus vite, délesté de tout devoir.
Posant le croire au fondement de l’humanité, à la racine de tout projet de devenir, Guillebaud nous invite à sortir des idolâtries médiatique, économiste et technoscientiste en les laïcisant pour recommencer à exister comme sujets et resocialiser la société. Au lieu de la bigoterie et de la crédulité, une conviction raisonnable, favorisant comme chez Jean-Paul Sartre la dialectique du doute et de la certitude dans une relation à l’autre qui permet de faire lien social. Bref, il s’agit de rien de moins que d’une « transformation de la pensée elle-même », misant sur le potentiel d’incertitude auquel conduit le choix de la croyance, c’est-à-dire de la civilisation.