Deux intellectuels allemands, Gretel Karplus (1902-1993) et Walter Benjamin (1892-1940), ont échangé plusieurs centaines de lettres au cours des années 1930. La plupart de celles-ci ont été conservées et sont traduites pour la première fois. Ici, pas d’amour naissant ni de passion intime : seulement une amitié soutenue. Ils se sont côtoyés durant quelques mois avant que Walter Benjamin ne s’établisse en Espagne, sur l’île d’Ibiza, en 1932. Ils ne se seront pratiquement jamais fréquentés de près ; d’où la richesse de leurs échanges épistoliers, que je recommande de découvrir à petites doses. Pour situer brièvement les personnages, Gretel Karplus est une chimiste prospère vivant à Berlin ; elle deviendra en 1937 l’épouse du philosophe Theodor W. Adorno. Philosophe proche de l’école de Francfort, Walter Benjamin allait connaître une certaine notoriété à partir de 1936, avec son célèbre essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (des variantes existent quant au titre en français).
Le point fort de cette correspondance est de présenter sans complaisance une portion du mouvement des idées dans l’Europe des années 1930 : on échange au fil de ces 180 lettres sur la parution des livres de Benjamin, mais aussi de ceux du poète Gottfried Benn, du philosophe Ernst Bloch, et des pièces de Bertolt Brecht ; on évoque des amis prestigieux comme le cinéaste communiste Stalan Dudow ou le philosophe Leo Löwenthal. Rien de superficiel dans ces lettres puisque Benjamin et Gretel Karplus (surnommée Félicitas) faisaient référence à leurs proches. Les notes des éditeurs – abondantes et toujours utiles – situent tel nom méconnu ou précisent l’événement déterminant ayant séparé deux lettres. La correspondance entre Gretel Karplus et Walter Benjamin ne se fait pas à l’insu de l’époux Adorno ; Benjamin précise d’ailleurs que ses lettres sont destinées au couple. Durant leur séjour à Bar Harbor dans le Maine, les Adorno ont rédigé successivement leurs réponses dans la même lettre à l’attention de leur ami Benjamin resté en Europe au moment de la tourmente nazie. On s’étonne que l’égocentrique Theodor Adorno semble apprécier davantage New York que Londres ; sa compagne se plaît énormément aux États-Unis et incite même Walter Benjamin à y émigrer. Un ultime voyage qui semble improbable.