Débutant en 1961, ce récit intime construit dans une langue simple et fraîche met en scène un micro-univers s’ouvrant à l’immensité des contes et des rêves. À travers le regard de Mira, fillette attirée par les voix de la sainteté, la famille Tranchemontagne épouse les cycles de la vie et de la mort communs à tous les humains. Voilà Tony le père, Norma la mère, la narratrice et sa sœur Sophie, Dieudonné le petit frère. Il faut en outre compter, maintenant leur présence dans les interstices du temps, Gene et Joseph, deux siamois morts vingt-quatre heures après leur naissance, puis l’enfant à venir D’autres aussi, comme la grand-mère de Mira, qui lui apprend à être témoin des effets sur elle et en elle de ses questionnements : « J’aime être en état de pourquoi », sait-elle, car cela lui permet de sentir en elle « une lame délicate qui fait céder les points de réalité un à un ».
D’où la puissance de l’imaginaire, la certitude qu’on ne peut exister que dans la perspective du désir de l’autre. D’où la présence du corps et de chaque sensation, la plus prégnante ou la plus floue, la plus proche et la plus lointaine. Chaque événement intérieur, quel qu’il soit, trouve ainsi sa fonction dans la magie et le merveilleux. Que l’on plonge avec les deux sœurs dans un catalogue Eaton alimentant les théories sexuelles infantiles ou qu’on les suive lorsque Dieudonné vient faire office de mort pour leurs cérémonies funèbres, le semblant (qui sait si le Père Noël existe pour de vrai ?) règne en Maître. Ici, même un poste de télévision fermé peut stimuler la pensée et les phénomènes : « Est-ce que la matière, c’est quelque chose qu’on a en-dedans de nous et qui cherche une ouverture pour sortir du corps ? », se demande Sophie, la sœur de Mira. Ça sort et ça rentre, le regard jusqu’au fond de soi et des autres, les yeux comme des couloirs donnant accès aux forêts du temps.
Or, une immense souffrance sourd, venue du fond des âges. Un accident de voiture dans lequel Mira perd toute sa famille et à partir duquel elle poursuit sa vie dans une absolue solitude. Le récit se renverse soudain, les jeux inscrivant une autre direction du voyage à travers les dimensions du drame. Mais Mira sait traverser les espaces de la douleur implacable sans se laisser submerger par eux. Il lui suffit de devenir dans son imaginaire pomme ou accordéon.