Au début de son Autobiographie, Françoise Dolto reprochait à Jacques Lacan de ne pas avoir accompli son devoir de psychanalyste, c’est-à-dire de ne pas avoir livré l’histoire de sa vie, même si ce travail relève d’un narcissisme qu’elle concevait comme une force vitale. Emilio Rodrigué, lui, ne loupe pas le tournant en nous proposant ses superbes mémoires dont le sujet central s’énonce selon la formule de Vinicius de Moraes : « L’amour est éternel tant qu’il dure ». Heureusement, car avec Marie Langer, Arnaldo Rascovsky et Enrique Pichon-Rivière, ce cupidon est l’une des figures les plus marquantes de la psychanalyse sud-américaine.
Voilà donc notre médecin de bonne famille à Londres tout juste après la guerre. À l’orée d’une carrière brillante, il est alors journaliste à la BBC, il étudie la psychanalyse et fait sa didactique avec Paula Heimann. Puis ce fut Stockbridge, à Austen Riggs, avec les compères Robert Knight, Erik Erikson et David Rapaport. De retour dans sa patrie, il deviendra président de l’Association psychanalytique d’Argentine, très actif dans la mise sur pied de nombreux lieux d’expérimentation et dans la fondation du célèbre groupe Plataforma, instance de contestation des dogmes de la psychanalyse officielle. Contrairement à une théorie et une pratique guindées et paralysées par une indigeste langue de bois (freudienne, kleinienne, lacanienne ou autre), celle d’Emilio Rodrigué ne sombre jamais dans le petit savoir, d’où une écriture et une pensée d’une remarquable fluidité. Sans jamais sacrifier à la rigueur intellectuelle de la psychanalyse, qu’il compare à l’aïkido, notre homme au pubis bronzé ne recule pas devant un travail de gestalt et peut se laisser transformer tant par la parole de Maître Didi, leader spirituel de la communauté Nagô, au Brésil, que par les multiples thérapies offertes à Esalen. À l’aise dans les thérapies de groupe et les ateliers corporels comme en cabinet privé, aussi fasciné par le candomblé que par le beach ball et les femmes, Emilio Rodrigué ne reste jamais prisonnier des idéologies, même durant l’exil obligé par la dictature. Bref, à ses yeux, la parole de la Gitane ventriloque vaut tout autant que celle de l’analyste sans mémoire.
Un bilan dans lequel il s’agit de « donner vie à l’oubli ». Et combien de belles pages que ce soit celles racontant un après-midi dans un hammam avec son fils la veille de son mariage ou celles racontant sans morbidité la mort de certaines des femmes de sa vie. En fermant ce journal, un seul regret me vient : que son auteur n’ait pas répertorié toutes les variantes d’épouse et ne pousse pas plus loin ses théories de la jalousie et de la vieillesse, « continent à explorer, plus vierge encore que la Femme ». Mais mes larmes sèchent vite : la dernière épouse en date de Rodrigué, Graça, la princesse africaine, n’est-elle pas devenue Oxun-Adé, la Mère de Saint du vingt et unième siècle ?