Il y a quelque chose d’étonnamment touchant dans le style de Pierre Salducci. Sa façon de raconter révèle à la fois une grande naïveté et une incroyable lucidité face aux séparations, à la mort et à l’exil. En tout neuf nouvelles composent ce recueil, toutes narrées sur un ton personnel par un certain Pierre Fortin (un Salducci que l’on devine travesti en Pierre Fortin, même lorsque ce dernier emprunte la troisième personne et se veut spectateur des scènes qu’il décrit), qui en est à sa quatrième présence dans les romans de l’auteur franco-québécois. De la mort d’un réputé photographe parisien à la fascination exercée par Yves Navarre, de la déportation de milliers d’immigrants de l’Algérie française aux tourments d’un jeune voyageur à Venise, les situations relatées dans chacune de ces nouvelles auraient pu faire l’objet d’un roman entier. Et c’est là la seule faiblesse de ce recueil : les récits sont trop brefs pour la complexité des sujets qu’ils abordent. Chacun d’eux aurait, à tout le moins, mérité une bonne vingtaine de pages supplémentaires (le recueil ne fait que 164 pages après tout). C’est le cas entre autres du premier récit, intitulé « Nos deux noms sur les mêmes affiches », où une femme, Sylvie, se remémore sa rencontre avec un certain Germain à bord d’un bateau quittant Alger. Elle lui en veut alors pour son insouciance au moment où leur peuple vit l’épisode le plus sombre de son histoire. Elle lui en veut aussi d’aimer les garçons alors qu’elle aurait besoin de tendresse. Mais lui rêve déjà de la France, de cette terre promise qui s’offre à eux, pendant qu’elle observe avec intensité la moindre parcelle de terre qui lui rappellerait sa patrie à jamais disparue.
Ma vie me prend tout mon temps constitue une fort belle réflexion sur l’existence et sur le caractère éphémère de certaines rencontres, parfois déterminantes, que des situations impondérables viennent briser sans que l’on sache pourquoi. Le recueil se veut aussi un hommage à certaines figures disparues ayant marqué la vie de l’auteur : Daniel Boudinet et Christian Raux. Pour toutes ces raisons, le livre vaut la peine d’être lu.