Moi, un homme, je lis Nelly Arcan. Nelly, une ex-prostituée qui a décidé à 15 ans d’en finir à 30, écrit une longue lettre à un homme, son ancien chum, journaliste-pigiste, « pour remettre de l’ordre dans notre histoire », comme elle dit, pour laisser les traces de leur histoire. Demain, elle mourra. Elle parle de leur rencontre, de leurs blessures, de leurs baises, de leur veulerie, de sa propre lâcheté, de ses rivales. Du romantisme ? Vous voulez rire ? Certes, elle joue du très intime, ouvre vers les trous noirs de l’être, excite le désespoir, la violence totale et le suicide, la voix du silence. Mais des pleurnicheries, nenni ! Elle ne se ménage d’ailleurs pas beaucoup, non plus que son « masturbant » compulsif, Narcisse toujours rivé aux sites pornos, jouissant de son reflet, fétiche de son impuissance.
Glacial comme la morgue, ce récit embaume pourtant le vivant, la gestation, la pensée d’une femme pansant son corps et son âme. La putain du premier livre et la folle de celui-ci, voilà la femme telle que l’histoire continue de la réduire, pure marchandise à consommer. Pour un peu, la sorcière surgirait, autre fantasme de l’intégrisme masculin, prêt à tout pour dominer. Entre la sagesse moralisante de son grand-père et la passion cartomancienne de sa tante, la narratrice, infiniment seule, essaie donc de faire face à ce qui en elle paraît intenable : la beauté impossible, la mort annoncée et ce genre de choses. Reste qu’elle écrit, consciente de l’incommensurable asymétrie entre toi et moi. Il y a chez elle la révolte de Josée Yvon, la suavité de Suzanne Jacob, un peu du Ducharme de Gros mots aussi. Une tare plane au-dessus du monde et descend parfois dans la tête de cette femme qui, « cobaye d’elle-même », précise, analyste : « Quelque chose en moi n’a jamais été là ». Mais où donc ?
Artiste de la distance, Nelly rédige sec l’aliénation à l’autre par le biais de son image. Manière comme une autre de créer au-delà de la maîtrise qu’elle vient d’achever sur le Président Schreber avec une lacanienne. Ne pas s’épancher sur la blessure, aller au-dedans, perturber toute forme d’addiction, y compris, et surtout, à soi-même.