Par quels étranges tours de passe-passe la culture étatsunienne a-t-elle pu « domestiquer » la théorie française – du structuralisme à la déconstruction en passant par le postmodernisme – pour la « réingénier » dans son melting-pot culturel ? Nos voisins du Sud posséderaient-ils les recettes épicées de l’anthropophagie brésilienne ? En employant le verbe domestiquer, je pensais au terme employé par Wlad Godzich – l’un des éditeurs d’une des collections universitaires majeures (« Theory and History of Literature ») dans le domaine des « Humanities » et publiée à partir des années 1980 par l’Université du Minnesota -, qui désignait ainsi les jeux de contrebande auxquels est demeuré – et demeure encore – nécessairement soumise la déconstruction dès lors qu’elle était lue par certains théoriciens de la lecture.
Ces passages de la nature à la culture, ces apprivoisements ou ces asservissements, voilà tout l’enjeu de la réflexion de François Cusset au sujet de ces « french theories » (je pense l’expression plus appropriée au pluriel) importées/exportées aux États-Unis durant la grande noirceur reaganienne. Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean Baudrillard et Jean-François Lyotard dans le même sac chez l’Oncle Sam ? François Cusset est plus fin, mais son bilan, s’il permet de cadastrer un peu plus précisément le terrain et de sortir en partie des débats à mon sens stériles comme ceux lancés par Luc Ferry & Alain Renaud puis Alan Sokal & Jean Bricmont, n’ouvre pas sur la « théorie-monde » à la sauce française, bien française, à laquelle il aspire.
Agréable à lire, l’ouvrage fait faire un joli tour d’horizon des cultures et sous-cultures des États-Unis, tout en n’évitant pas les coins ronds, phénomène propre à cet univers justement, ce qui empêche trop souvent la véritable rencontre des pensées et surtout, une réelle interrogation du « nouveau discours mondial sur la résistance micropolitique et la subalternité, un discours sans rapport direct avec l’altermondialisation dont se gargarisent nos humanistes de gauche ». Quant à moi, je propose malgré quelques réserves cette sympathique odyssée.