Un poète habite Ravello, une toute petite ville d’Italie du Sud. Il se rend souvent à Naples pour y retrouver la femme de ses rêves, Ghizlane, sa fiancée qu’il avait baptisée Gazelle, avant qu’elle ne se noie en avril 1967. Il écrit, erre, comme incapable d’effectuer le salvateur travail du deuil. Il pourrait même en mourir, étouffé par le fantôme. Une phrase en arabe exprime la détresse et l’enchantement de cette passion maintenant délétère : « Inna lilhoubbi wa inna ilayhirâji’oun » (« Nous sommes à l’amour, et à lui nous retournons. ») Ébloui par une autre femme, sainte et prostituée, Wahida, qui se confond avec l’ange disparue, peut-être pourrait-il s’ouvrir à un autre corps. Mais une souffrance obscure, confuse, opaque telle le marbre, le retient, l’attache, terrible. Jeux d’empreintes, de miroirs, de signes.
Sous l’histoire d’amour, une histoire sociale, qui en eût douté ? Sans doute pas un diplômé de psychiatrie sociale. Sur fond de guerre du golfe, une ville apparaît mirage, autant dire silence, concentration et poésie. Sous L’hymne à la tendresse et à la douceur que chante Labyrinthe des sentiments gronde la dénonciation de la violence et de la laideur. Naples, comme l’écrit le narrateur, c’est aussi un hôtel qui prétend avoir été celui d’Hemingway et les manifestations des voyous. C’est aussi l’ami Jean Genet, « un homme exceptionnel. Tout le temps en colère, tout le temps révolté. Il détestait tous les régimes politiques ». Il a appris de son compagnon de route, appris le rythme du silence et de la parole, comme en fait foi Cette aveuglante absence de lumière, « tiré de faits réels inspirés par le témoignage d’un ancien détenu du bagne de Tazmamart. » Ces faits : en juillet 1971 est perpétrée une tentative d’assassinat de Hassan II, le roi du Maroc. Les responsables sont exécutés et 58 conjurés sont mis au frais pendant 18 ans. Lorsque les pressions internationales amènent les autorités à les libérer, ils ne sont plus que 28. Que s’est-il passé ?
On a pu reprocher à Tahar Ben Jelloun de ne pas avoir écrit ou s’être exprimé plus tôt à propos de l’horreur qu’ont pu vivre les conjurés emprisonnés à Tazmamart. De telles doléances (je pense à celles de Ahmed Marzouki, l’auteur de Tazmamart cellule 10) sont à mon avis du plus mauvais goût, d’autant plus qu’elles entretiennent la haine. Leurs auteurs montrent en tout cas qu’ils ne savent pas ce qu’il en est du travail de maturation de l’écrivain, de la gravité qui le retient lorsqu’il est tenu de respecter la mémoire des disparus et d’assumer sa propre sidération devant l’innommable. Doit-on rappeler que le récipiendaire du Goncourt de 1987 pour La nuit sacrée fut le journaliste qui interviewa Jean Genet pour Le Monde diplomatique à propos du problème des Palestiniens et rédigea plus de cent pages de notes pour un article de quinze feuillets ? Je ne saurais dire si la gravité du cas de Tazmamart équivaut à celle des massacres, à Beyrouth, en 1982 des camps palestiniens de Sabre et de Chatila. Je sais par contre que la « transcription » somptueuse, parfois baroque, de Ben Jelloun garde la force de dignité d’un homme racontant sobrement sa fragilité lorsqu’il se voit envahi par ses souvenirs au fond de l’obscur, ne cherchant plus qu’à survivre. Pour prendre la mesure de Cette aveuglante absence de lumière, il faut envisager la noblesse de l’ajournement, de la prudence qui ont permis à l’écrivain de ne pas se laisser entraîner à parler, sans jamais désister. Il s’agissait de résister, de ne pas se laisser prendre, de ne conserver tout au plus que son nom et ses rêves.