Prenez une jeune fille de très bonne famille, élevée au cours des années 1840 dans la proximité des arts, la religion, les bonnes manières et les débats d’idées. Je n’imaginerais pas qu’à force de souffrances morales, une telle jeune femme puisse s’automutiler.
Vous me direz, bien au contraire, qu’elle avait tout pour se sentir écrasée dans ce Québec d’autrefois. Et puis, vous penserez : la maladie mentale frappe où elle veut. Que voulez-vous, ma naïveté me rattrape. Les livres servent encore à ça, à nous dessiller les yeux.
Cette Azélie Papineau (1834-1869) a besoin de présentations. C’est une des enfants de notre célébrissime Louis-Joseph, elle a été mariée à Napoléon Bourassa, artiste et écrivain (1827-1916), et elle est la mère d’Henri Bourassa (1868-1952), son cinquième enfant, le futur fondateur du Devoir. Elle meurt jeune, Henri n’a que quelques mois. Notable famille, donc, s’il en est.
Azélie commence son journal en novembre 1867. Elle l’abandonne quelques mois plus tard, le 24 mai 1868. Il a été tenu secret pendant plus d’un siècle. On sait maintenant pourquoi. Georges Aubin en rend compte : Azélie souffrait, peut-être victime de ce que nous nommerions aujourd’hui dépression, peut-être de troubles bipolaires. Les gens parlaient alors de « crises nerveuses », certains proches évoquaient l’épilepsie. Azélie disait « vertiges », « abattement », elle avoue ici ne plus avoir toute sa tête, elle décrit là un « trop-plein de pensées » qui la saisit parfois. Ce ne sont pas de banals états d’âme : Azélie s’automutile, elle connaît des épisodes de délire. De cette situation, son journal parle peu, parfois entre les lignes, parfois explicitement : « Jamais en ce monde je ne saurai quand c’est mon esprit ou mon corps qu’il faut soigner ». On y lit cependant, même ignorant du contexte et de la biographie de la diariste, une grande culpabilité, une humeur changeante (Azélie se dispute avec ses servantes, elle congédie et embauche sans arrêt), une haute exigence envers soi (dont la culpabilité serait le revers), on y sent un réel talent d’écrivain, une foi chancelante, tour à tour impérieuse et fragile. Les références à Dieu sont quasi constantes. Quatre-vingt-seize occurrences dans la mince cinquantaine de pages que compte son journal (dixit Aubin). On voit une jeune femme tour à tour avide de vivre et torturée : « J’ai peur de vivre et j’ai peur de mourir ».
Une écriture angoissée. Dommage pourtant qu’elle n’ait pas écrit davantage, dommage aussi qu’Azélie ait grandi à cette époque et dans les conditions qui prévalaient alors : qui sait ce dont elle aurait accouché comme essayiste ou journaliste. « La publicité [entendre : le journalisme] étant hors du ressort ordinaire des devoirs des femmes, je ne m’y dois embarquer qu’avec prudence », note-t-elle. N’empêche, nous avons ces quelques entrées. Je le dis le plus simplement du monde : Azélie écrit bien, elle nous touche. Son journal est trop court.
Le bouquin présente six sections. Un bref avant-propos de Micheline Lachance précède la bonne introduction de Georges Aubin. La biographe de Julie Papineau (la mère) situe Azélie à gros traits. Spécialiste de la famille Papineau, Aubin nous livre une mise en contexte plus détaillée et des notes éclairantes. Suivent le journal lui-même et quelques extraits de lettres, dont une de 1856, de douze ans plus ancienne que le journal. Cinq portraits et une bibliographie indicative complètent l’ouvrage.