Les recherches sur l’épistolaire occupent une place de plus en plus importante dans l’historiographie littéraire québécoise. La correspondance des principaux acteurs de la vie littéraire retient particulièrement l’attention des chercheurs qui tentent de mieux comprendre le fonctionnement de l’institution littéraire au Québec. Non moins que celle des Gabrielle Roy, Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy, Lionel Groulx, la correspondance de Victor Barbeau semble un modèle du genre. Comme le montre bien l’étude de Chantale Gingras, cette correspondance donne accès « aux coulisses du champ littéraire » québécois pour une bonne partie du XXe siècle.
Dans un premier temps, Gingras rappelle le parcours exceptionnel de celui qui a été à la fois journaliste, critique culturel, écrivain, président de la Société des écrivains canadiens, fondateur de l’Académie canadienne-française, ardent défenseur de la langue française, professeur et lauréat d’importants prix littéraires. Elle montre ensuite comment la correspondance de Barbeau témoigne de l’ascension et de la consolidation d’une véritable figure d’autorité. Certes, les positions plutôt polémiques adoptées par Barbeau au début de sa carrière de critique provoquent des réactions autant négatives que positives, mais il parvient, grâce à une critique érudite et franche, à imposer son autorité. Bientôt, en effet, « les confrères de Barbeau, qu’ils soient écrivains ou autre, lui reconnaissent une compétence et une autorité telles qu’ils lui demandent qui des conseils, qui des corrections, qui des articles, qui un appui auprès d’un éditeur. »
Une fois la correspondance de Barbeau présentée comme « un vaste réseau qui relie l’homme à toutes les sphères de l’institution littéraire », Gingras s’attarde sur l’étude de certains correspondants réguliers de Barbeau, notamment Jean Chauvin (une quinzaine de lettres), Marcel Dugas (82 lettres), Paul Morin (38 lettres) et Marie Le Franc (300 lettres), qui témoignent de l’influence et de l’autorité exercées par Barbeau sur leur carrière respective d’une part, et sur le champ littéraire en général d’autre part. Enfin, le dernier chapitre de Gingras porte sur « le couronnement d’une figure d’autorité », c’est-à-dire sur l’importance du rôle de Barbeau comme guide et mentor tant auprès d’auteurs reconnus, comme Gabrielle Roy, que de jeunes auteurs qui tentent de percer, comme Louise Gadbois, Adrienne Choquette et Rina Lasnier.
Après avoir ainsi décrit l’ascension de la renommée de Barbeau et l’influence indéniable qu’il a exercée sur la vie littéraire du XXe siècle, Gingras tente, en conclusion, d’expliquer le peu d’intérêt qu’il a suscité jusqu’à présent dans les travaux portant sur l’histoire des idées et de la littérature. Il semble qu’autant l’attachement viscéral de Barbeau à la culture française de France lui aurait servi dans la première moitié du siècle, autant elle l’aurait desservi dans la seconde : « la francophilie exacerbée de Victor Barbeau et ses positions extrêmement tranchées peuvent sembler nettement rétrogrades, ce qui expliquerait pourquoi la jeune génération hésite à se réclamer de cet intellectuel. » « Là où Victor Barbeau aura vu un enrichissement, les tenants du ‘ progrès ‘ auront vu un asservissement ». L’ouvrage de Gingras comme celui de Michèle Martin (Victor Barbeau : Pionnier de la critique culturelle journalistique) publié en 1997 ont ainsi le mérite de redonner à Barbeau la place unique qui lui revient dans notre histoire littéraire.