Nancy Huston cite Greg en préambule de son dernier roman : « Que l’agonie te soit douce, ô mon pote ! Le signe fatal est sur toi ! ». Et le lecteur d’être d’emblée dans le vif du sujet… Dieu, narrateur en l’occasion, est le personnage principal de cette danse macabre qui réunit un groupe d’amis le soir de l’Action de grâce : « Prenons ce petit groupe d’hommes et de femmes venus passer la soirée de Thanksgiving dans la maison de Sean Farrell. Ils n’ont rien de bien spécial, même si chacun se considère (c’est là une des spécificités touchantes de l’espèce) comme le centre de l’univers. […] ils sont rassemblés pour la soirée près de la limite orientale de cette motte de terre qui s’appelle, depuis deux ou trois petits siècles, les États-Unis d’Amérique. […] Les voici donc et, plutôt que de plonger in media res dans un groupe de parfaits inconnus, qu’on me permette de fournir un petit index pour fixer les principaux repères. » Ils sont douze convives (comme dans la Cène) et un nouveau-né, que campe angéliquement l’auteure d’entrée de jeu. Parmi eux, Sean, un poète qui écrira sans même le savoir encore un recueil (posthume) intitulé Dolce agonia…
L’odeur de la dinde qui cuit tranquillement dans le four vient chatouiller les narines du lecteur ; le dîner se déroule normalement, entre douces évocations et joutes verbales que ponctuent des monologues intérieurs, des pensées fugitives, où affluent aussi les souvenirs, les frustrations, la nostalgie… Normalement, donc, n’était l’intromission divine qui conclut chaque chapitre. Le narrateur dévoile alors l’avenir de l’un des invités, la façon dont il trouvera la mort, prenant ainsi le lecteur à témoin, le rendant complice de cette terrible prescience à l’insu même de chacun des personnages que, nanti d’un savoir à la fois terrifiant et enivrant sur son compte, l’on retrouve pourtant au chapitre suivant. Compère sardonique de Nancy Huston-Dieu, le lecteur se voit ainsi attribuer un rôle de démiurge : « Jusque-là je me suis montré plutôt magnanime avec ce groupe d’amis, vous ne trouvez pas ? J’ai réussi à cueillir la plupart d’entre eux sans même qu’ils s’en aperçoivent. Mais le petit triangle familial connaîtra, j’en ai peur, un sort moins folichon. » Tous seront cueillis, en effet, avec la même régularité, fatum et cynisme se mêlant dans cette Dolce agonia à l’évocation des petites choses de l’existence dont n’est pas exclu l’humour. Impossible après cette lecture de voir la mort comme avant. Une belle leçon de sang-froid (de fatalisme ?) sur ce que l’on considère comme un tabou et que l’on se refuse à imaginer, même si cela demeure -Deo gratias !-le seul sort commun à toute l’humanité… Une superbe allégorie sur le destin, à lire impérieusement.