Philippe Ariès, dans son Essai sur l’histoire de la mort en Occident, démontre à quel point la mort est devenue un tabou majeur. L’euphémisme est de rigueur : on parle de décès, de longs sommeils ou de dommages collatéraux (notamment durant la guerre du Golfe). Mais un mort est un mort et la narratrice de Deuils cannibales et mélancoliques, le premier roman de Catherine Mavrikakis, aborde la mort à sa manière, sans artifice. Cette mort toujours cruelle, toujours injuste, qui emporte nombre de ses amis, atteints du sida. Ils s’appellent tous Hervé, ils sont morts ou sur le point de mourir. Elle s’appelle Catherine et elle écrit pour eux. Parce qu’ils sont partis, que leur parole s’est éteinte, elle se doit de parler. Elle hurle sa colère à cette femme pour qui la perte de sa maison est plus importante que la mort d’un jeune collègue de son mari ou à ses jeunes étudiants qui se fondent dans le moule que l’institution leur impose.
Écrire pour faire son deuil, pour se mettre dans la peau de ceux qui n’en ont plus. Écrire pour mettre en garde ceux qui restent et que la mort indiffère. « Je suis devenue celle par qui la mort arrive », raconte-t-elle. Entourée de gens qui meurent, elle écrit pour survivre, pour éloigner le moment de sa propre mort. « Je refuse la parole anesthésiante. La parole qui console, la parole qui pardonne », dit-elle encore. Vivre dans une société qui refuse la mort n’est pas chose aisée, surtout lorsque notre entourage se met à mourir dans l’indifférence générale. Catherine poursuit un but ultime : mettre la mort en face de la vie.
L’écriture de Mavrikakis séduit. Avec un pareil thème, il aurait été facile de tomber dans le pathos et de faire de la narratrice un personnage sans relief, trop accablée par le malheur. Pourtant, avec ce livre tout de même assez noir, le lecteur aura l’impression de mieux comprendre sa relation à la mort : « Il ne faut pas penser la mort avec nos critères de vivants ». Un premier roman d’une force remarquable.